Keira Thompson & Lorcan O'Connell

Informations jalousement gardées dans le but de manipuler ces rendez-vous à l'arraché. Pour croiser la route de l'italienne bafouée, tu n'as pas d'autres choix que de lui donner un os à ronger. Rituel qui t'assure ta liberté, mais qui aujourd'hui tend à évoluer pour t'emmener dans des contrées que t'as pas envie d'arpenter. La main sur le volant, l'autre en train de chercher la chanson qui daignera garder ton intérêt, tu ne vois pas tout de suite la liste des appels manqués. En direction du cimetière, tu zigzagues au cœur d'un trafic dense, avec l'insolence des pilotes habiles et trop pressés. La vérité, c'est que tu connais tellement cette ville que tu pourrais presque conduire les yeux fermés. Chaque ruelle t'est familière, chaque rue porte un nom que tu n'as jamais oublié. Tu as grandi en Detroit, comme Detroit a grandi en toi. Freiné dans ta course par un feu rouge, tu finis par voir le nom de celle qui cherche désespérément à t'appeler. « Hey Thompson, j'arrive dans cinq minutes. » Quoi ? Comment ça reporter ? Les sourcils froncés cherche une réponse qu'elle ne daigne pas te donner. « C'est quand même pas cette histoire de comment j'ai obtenu mon info, pas vrai ? » Non, c'est pas ça, c'est différent. Ce n'est pas de la rancune, de la jalousie ou de la provocation. Il y a quelque chose d'inhabituel qui traîne dans le fond de sa voix, de l'inédit qui fait naître en toi une inquiétude instantanée. Le silence s'impose avant que tu ne te décides à prendre les choses en mains. Non, elle ne te mentira pas, vous avez toujours été au-dessus de ça. Malgré toutes les saloperies que vous vous êtes infligées, jamais vous n'avez osé jouer la carte du mensonge. « Il se passe quoi ? » Tu le sais, tu le sens. Il y a cette fébrilité qui frappe. Des deux côtés. Forte. Imprévisible. Et qui s'accentue quand tu comprends que quelque chose ne tourne définitivement pas rond. « T'es où ? Joue pas à ça avec moi Thompson, dis-moi tout de suite ce qui se passe. »

L'inquiétude qui tempête. L'inquiétude en vagues et en questions. En violentes bourrasques de points d'interrogation. Incompréhension devenue agitation. Agitation devenue instigateur de rébellion. La voix de Lorcan en larsen contre le polystyrène, le casque de moto devenu bocal noyé de ses mots. Des sursauts que tu ne captes pas vraiment, un pêle-mêle de syllabes et de consones dont tu ne délies le sens qu'à moitié et à retardement. « Quoi? Non! Enfin, bien sûr que si. En partie. » L'honnêteté qui se permet. Arrêt. À gauche, encore à gauche, à gauche à jamais. Le trottoir est bravé, l'engin ondule en double-voie, déborde sur la ligne d'arrêt d'un feu dressé face à toi. Manoeuvres dangereuses se valant une pluie injures et des remarques des conducteurs outrés, mais toujours pas la liberté dans cette chasse à l'homme révélée. « Rien que je ne sois pas déjà en mesure de gérer moi-même. »

Mais il insiste, Lorcan. Il persiste que la tâche s'avère d'autant plus ardue. Que les risques sont de plus en plus grands, que l'Italienne se voit de plus en plus résolue. « T'as bientôt fini avec toutes tes questions? » Le trafic dans lequel tu te faufiles, le code de signalisation auquel tu te défiles. Distraite n'étant plus le terme avec cette corneille qui te réclame sans cesse. « Rebrousse chemin. C'est ton agente d'assignation qui te l'exige. Alors arrête de faire ton borné et rentre simplement chez toi. La situation est sous contrô... » Jusqu'à ce que les trompettes de l'apocalypse ne retentissent. Qu'un, deux, trois klaxons de peur ne t'avertissent. La moto qui glisse, manque de renverser à l'intersection d'une lumière bravée. Le capot qui frôle la jambe crispée. « Je... » L'instinct qui oblige le moteur à détaler. La route que tu reprends alors que tu aurais pu y rester. « Je suis suivie. »

Désarçonné par la franche honnêteté. Elle s'ouvre plus ouvertement que dans ses habitudes, Thompson. Comportement qui ne fait que renforcer ce sentiment d'urgence et d'étrange étrangeté. Comme un univers parallèle où plus rien ne serait pareil, plus rien comme avant. Est-ce que c'est la peur qui la tient aussi férocement par la jugulaire ? Peur contagieuse, car tu ne te souviens pas de l'avoir déjà vue dans un quelconque état de détresse. « Avec tout le respect que je dois à mon agent d'assignation, je t'emmerde. » Elle ne te fera pas le coup de l'autorité et des protocoles. Ce n'est pas une relation professionnelle qui vous unit, c'est bien plus que ça, et c'est assez profond pour que tu te sentes préoccupé par la scène qui se joue à l'autre bout du fil. Tu entends les klaxons avertir ton interlocutrice imprudente, et sans difficulté aucune tu devines les slalomes de sa moto sur le bitume de Detroit. Sans attendre qu'elle ne daigne enfin te répondre, tu fais demi-tour brutalement pour tenter de la trouver sur la route avant qu'elle ne se tue. Elle et son obstination. « Suivie ? Putain. » Crainte confirmée. Peur accentuée. Cette enfoirée a une liste d'ennemis aussi longue que le bras, impossible de deviner qui a décidé de passer à l'acte. Car oui, il ne fait aucun doute que quelqu'un cherche à l'atteindre, coûte que coûte. Tu réfléchis, tu observes ces quartiers alentours. Ces coins et recoins que tu connais si bien. Inutile de chercher à comprendre ce qui est en train de se passer, d'abord, tu veux la mettre en sécurité. « Ecoute-moi bien, tu vas te rendre exactement où je te dis d'aller. » Tu le sais, elle connaît la ville aussi bien que toi. Elle a grandi ici, plus de secrets ne lui sont gardés dans cette ville gangrenée. « Environ un kilomètre avant l'entrée du cimetière, sur la droite, y a une longue allée qui mène à un cul-de-sac. On se retrouve là-bas. » Tu arriveras avant elle, et c'est le but. Peu importe de qui il s'agit dans cette voiture, tu les attendra dans l'ombre pour en finir. « T'as compris ? On se rejoint, et on règle ça ensemble. » Ensemble.

« Ensemble? » Dérapage. Déroute. Les échappées, les dangers, qui ainsi se bousculent la priorité coûte que coûte. « Parce qu'il existe ce on, maintenant? Pointe sur l'albâtre posée, la plume qui n'attend qu'un geste pour signer l'arrêt de mort titillé. Ne fais pas l'erreur de te donner plus d'importance que tu n'en as vraiment. Écho du fer croisé, des plaies il n'y a pas si longtemps creusées. « Depuis quand? »  Le macadam noircit sous les roues affolées, ses crissements arrachés implorent les pensées de ne point s'écarter des veines urbaines remontées. Tant laissé en suspension sur le pavé, tant tombé qu'il serait tentant de ralentir pour ne serait-ce que se retourner. Inhabituelle, cette aide offerte, cette collusion qu'on voudrait combattre par simple réflexe. L'orgueil qui se mêle à la fébrilité, opposés ne sachant ce qui devrait l'emporter. Si là n'était qu'une question d'ego. De fierté. Si là ne se dissimulait pas aussi une tout autre raison d'ainsi s'entêter. « Et pour quoi faire? Te mettre en danger? Tu me prends pour quel genre de flic? » Éventualité pour laquelle il n'existera aucun pardon, aucun repentir. L'interrogatoire renversé pour calmer cette nervosité, éteindre les feux, éviter le pire. Et puis. « L'autorité, c'est pas mon forte. » Confiance ou désespérance qui justifie alors ces indications que tu te convaincs de suivre à contre gré? Assurément confiance. Pour ce que tu ne saurais plus sacrifier, qu'importe les prétentions ou les négations conditionnées.

Mot qui s'envole sans que tu ne parviennes à le rattraper. Ou que tu réalises non seulement qu'il s'était échappé avant qu'elle ne te le fasse remarquer. Ensemble. Parce que c'est évident. Parce que ça fait parfaitement sens. La rancœur s'immisce parmi l'angoisse, inattendue mais palpable. Souvenirs d'une discussion douloureuse, qui a laissé des traces sur un palpitant aux maux mal soignés. « Depuis toujours. » Vérité sans filtre parce que ce n'est ni le moment, ni l'endroit pour parler de sujets aussi compliqués. Tu pourrais t'excuser pour tout ce que tu lui as dit lors de cette conversation, mais tu le feras plus tard, quand tu ne seras pas en train d'essayer de lui sauver la vie. Ce qui ne t'empêche pas d'être parfaitement honnête, comme pour lui donner une raison de se battre. Votre relation est houleuse, terriblement bancale, mais le lien demeure et ne se brise pas. « Mais c'est une discussion qu'on aura plus tard, quand tu seras hors de danger. » Agent d'assignation. Flic. Ce soir tu n'as pas envie que tout s'arrête à ça, malgré son obstination à t'y obliger. « J'en ai rien à foutre du genre de flic que t'es, Thompson. Il n'est pas question de ça là maintenant. Je veux juste t'aider et qu'on sorte tous les deux indemnes de cette histoire. Alors arrête d'être aussi bornée et fais-moi confiance ! » Te faire confiance, exercice difficile que tu lui demandes, t'en as conscience. « Me demande pas de partir et de te laisser gérer ça toute seule. Je peux pas, okay ? » Peu importe les raisons derrière cette décision, tu ne changeras pas d'avis et tu la trouveras quoi qu'il arrive. Vous vous trouverez, comme toujours

Une discussion que vous aurez plus tard. Une discussion à laquelle ni l'un ni l'autre ne serez préparés. Une discussion que vous éviterez. Que vous ne finirez guère par avoir. Comme la peste, que vous fuirez, comme tout le reste de ces signes pourtant flagrants, que vous ignorerez. Le fil tremble que les genoux fléchissent pour ne pas sombrer. Funambules invétérés, funambules qui, cette fois, craignent les profondeurs qu'elles ont si longtemps courtisées. Un regard vers le vide jeté, un regard vers les vérités stalactites dans ce monde aux dessus dessous inversés. Aux hauts et aux bas permutés. Un monde tel qu'il serait si un jour la vie en venait à déchirer la page sur laquelle s'écrit votre récit compliqué; Vide. De sens. D'intérêt. Vide de tout ce qu'il pourrait y avoir à espérer. Baume sur des blessures que tu jures ne pas porter, pourtant il y a cette onde mystérieuse qui vibre avec ce myocarde éreinté. Il y a cette accalmie en pleine appréhension qu'il vient instiller. Alors le regard vers le rétroviseur qui ne porte plus le même fardeau. Alors les pensées qui semblent s'être calmées.

« ...À un kilomètre du cimetière. L'allée à droite. Compris. »

Et encore une fois, la vie qui se chargera de vous réunir contre vents et marées.