Keira Thompson & Lorcan O'Connell

Exquise victoire. Imploration délicieuse maladroitement amenée comme un j'exige peu crédible. Tu vois bien au-delà de la forme autoritaire, tu perces, entends la plainte d'une proie hypnotisée, réclamant plus. Toujours plus. Elle te fait frémir, cette satisfaisante sensation d'avoir mainmise sur son âme perfide qui se languit à s'en maudire. Tu la tiens, prisonnière de tes doigts au bout desquels tu ressens ton palpitant s'emballer, doigts qui se perdent, se resserrent, agrippent ces cheveux ébènes qui retombent sur tes épaules crispées de peur inconsciente qu'ils ne se glissent ailleurs. Mais elle se faufile sournoisement jusqu'à ton cou dévoilé, cette main qui retrace le chemin de la sienne, superposition temporelle qui te ramène quelques jours en arrière. Griffures naissent à son passage sur tes clavicules, dans le creux des collines féminines, au commencement de ton jean. Sur la toile de tes paupières closes, tu dépeins le corps torturé de cet égaré au bout du fil, la poitrine qui se gonfle saccadément en choeur - le remarques-tu? - avec la tienne. Parfaite symbiose de vos perversions qui s'expriment à l'unisson. Mais voilà que tu t'arrêtes.  Que les soupirs se taisent pour ne laisser qu'un silence de fin, aboutissement décevant - pour lui assurément - d'une scène qui ne sera point entamée. T'as eu ce que tu voulais, lui aussi. Du moins, il en a eu suffisamment, c'est tout le bras que t'y mettrais au feu. « J'ai été bonne joueuse. Maintenant, tu fais une croix sur cette vidéo. » Changement de séquence plutôt brusque, précipité. Pourquoi tant d'empressement alors que t'étais supposément en contrôle? T'entrouvres les yeux pour perdre ton regard pétillant d'une lubricité inavouée sur le salon, théâtre de vos imaginaires coupables. Mais surtout, sur le tapis qui trône en son milieu. Tu le fixes, silencieusement. Le dardes de tes pupilles dilatées. « Tu réciteras un ou deux chapelets pour moi » Bruit sec. Tonalité répétitive. Dans quelques heures, le jour se lèvera. Nouveau commencement qui n'en est pas vraiment un. Et demain, t'iras décidememt acheter une nouvelle carpette.

Les contrés dans lesquelles tu t'aventures feraient rougir jusqu'au plus dévergondé. Tu détestes ça, cette emprise qu'elle a sur toi, cette emprise qu'elle a toujours eue. Émoi d'adolescent devenu désir viscéral. Tu entends son souffle s’accélérer, vos poitrines se soulever douloureusement en même temps, privée d'un air que t'aimerais lui insuffler contre les lèvres. Ta main accroche plus fermement encore le drap, elle est moite, s'offusque que tu lui interdises la seule chose qu'elle ne veuille saisir entre ses doigts. La distance est cruelle et salvatrice à la fois, tu refuses de lui céder quoi que ce soit, mais ce soir, t'es pas certain que t'aurais réussi à renoncer à ce fantasme brûlant que tu te trimballes depuis aussi longtemps que tu t'en souviennes. La succube mérite de crever, mais la mort serait bien trop douce. Avant, tu veux la mettre à tes pieds, écorcher ses genoux comme l'on implorerait un pardon impossible au tout Puissant. Bien que ce ne soit pas pour le pardon que t'aimerais la voir à genou devant toi. Nouvelle pensée qui secoue ton corps d'un frisson incontrôlé. L'imagination fertile devient traître. Ta main se rapproche dangereusement de l'unique chose qui pourrait te soulager. T'y arrives, doucement, écoutant avec attention chaque son que produit cette gorge que tu voudrais saisir avec force pour décupler votre plaisir commun. Puis enfin tu te saisis de ce que tu refusais de t'autoriser par pur ego, ne tenant plus, tes doigts glissent et ... voilà que tout s'écroule. Bordel. « T'es qu'une enfoirée. » Si proche et pourtant si loin. Mais tu ne vas pas faire le gourmand, pour une femme qui se prétend lesbienne, elle a été on ne peut plus convaincante. Bien trop pour que cela ne soit que de la comédie. Une promesse étant une promesse, même pour un salopard dans ton genre, tu renonces définitivement à la vidéo. Sa voix s'éteint, il ne reste plus que l'absence. Silence particulier, une déception que tu n'aurais pas pensé aussi grande. Pas qu'elle se refuse à aller jusqu'au bout, mais plutôt que le jeu prenne fin aussi vite. Il restait encore quelques heures à la nuit.

« Hey, bienvenue dans les abysses de ma boîte vocale! Si t'as seulement envie d'entendre ma voix mélodieuse, tu peux toujours rappeler, mais si tu veux vraiment me parler, j'te conseille plutôt de texter. En cas de désespoir, laisse un message au bip sonore et j'essaierai de t'passer un coup d'fil dès que j'ai l'occas' de me poser. See ya. »

« Après la tonalité, veuillez dicter votre message. Quand vous aurez terminé, raccrochez ou appuyez sur dièse pour plus d'options. »

« Même sur ton répondeur t'as l'air d'une garce. Impressionnant.
Euh, écoute, ça fait trois jours que tu m'ignores, et ça commence à sérieusement m'agacer. Sérieux, je prends de tes nouvelles, alors que rien ne m'obligeait à le faire, et je me confronte à un putain de mur. Je comprends que tu sois chamboulée à cause de toute cette histoire, mais tu pourrais accorder cinq minutes de ton temps à ceux qui s'en préoccupent. (...) Enfin, c'est juste que je suis curieux quoi...
Bref. Quand t'auras fini de me snober, j'ai des infos pour toi. Et t'inquiète, toutes les prochaines fois n'impliqueront rien de personnel, juste le boulot. On se parle plus tard.
Oh, et écoute pas ce message en boucle juste pour entendre ma voix hein. Salut. »

Colère. Frustration. Désespoir. Melting pot d'émotions face au mur Thompson. Des jours que tu cherches à la contacter, en vain. Est-ce qu'il s'agit de mépris à peine dévoilé ? D'un je m'en-foutisme qui écorche l'égo ? Ou bien une gêne palpable suite à votre appel pour le moins... tendancieux. Souvenir encore brûlant que tu rayes de ta mémoire, ne laissant de la place qu'à ton mordant alors que t'attrapes une énième fois ton téléphone pour la joindre. T'as des informations pour elle, urgentes, qui pourraient vite devenir obsolètes si elle ne se décide pas à répondre. Et si tout vous glisse entre les doigts, les possibles conséquences seront sur sa conscience à elle, tu en refuses catégoriquement la responsabilité. Numéro appris par cœur composé, tonalité sans fin, son que tu ne supportes plus. Le répondeur devenu terriblement agaçant raisonne encore à ton oreille. Tu raccroches sans laisser de message, à deux doigts d'envoyer valser la bouteille de whisky qui traine sur la table, si seulement t'en avais pas autant besoin ce soir. De l'audace, du foutage de gueule, t'arrives pas à interpréter ce silence radio qui te laisse dans un état de colère viscérale. Obstiné, tu rappelles une seconde fois. Une tonalité. Deux tonalités. Trois tonalités. Et enfin, le son de sa voix. « Allo ? » T'es pas certain de l'avoir vraiment à l'autre bout du fil, après tant de fois à te contenter d'un répondeur, l'entendre ressemble à s'y méprendre à un mirage en plein désert. « Qu'est-ce que tu fous putain ?! Ça fait des jours que j'essaye de te joindre ! » T'aimes pas ça, passer second sur sa liste. Voire troisième. Ou pire encore. Et tu voudrais surtout pas qu'elle ne s'imagine plus importante qu'elle ne l'est vraiment. Il s'agit d'un contact flic-indic, ni plus ni moins. Absolument rien de plus.

Sonnerie qui tintinnabula. Tintinnabule. Tintinnabulera pour une ixième, centième, millième fois. Il parcourt les temps verbaux de l'indicatif, cet appel de l'imparfait qui s'impose maintenant au présent. Il se fait insistant, angoissant. Carillon devenu anxiogène depuis une fameuse nuit que tu ne cesses de ressasser, à qui tu fais la sourde oreille, mais cloche qui, malgré tout, résonne constamment pour te ramener au passé. Les notifications de ces textos ignorés s'empilent. L'historique de ces de coups fils manqués défile. Ses textos. Ses coups de fils. Il est partout dans ce foutu appareil électronique que tu n'oses plus zieuter. Et si encore, il ne s'agissait que de ça. Si au moins, il n'essayait pas se faufiler dans les sombres recoins de ta pensée, tourner la poignée à clef heureusement verrouillée donnant sur cet imaginaire salingue dans tes moments d'intimité. Si au moins. Si seulement. Sauf que voilà; Sonnerie tintinnabule, te sort de ta rêverie. Ta cauchemaderie. Ton exploration en ces terres hostiles t'auras presque sauvée, temporairement, de ce mal qui te guette et que tu n'arrives à purger. Une accalmie dans ce tourbillon éternel d'émotions qui resurgit, dans lequel tu te fais à nouveau prendre. Silence. Soupire agacé qui s'éteint à la vue de l'afficheur sur l'écran toisé. Pétrification instantanée. Chamboulement des fondations. La confiance fissure, cassure que tu refuses de dévoiler sous ce rideau des cils abaissé. Mordillement de la joue meurtrie sous la nervosité. Réponse. La voix fuse. Il est pompé à la hargne, O'Connell. Et elles s'entrouvrent, ces pulpeuses desquelles on voudrait entendre s'échapper le signe de vie qu'il réclame. Sauf que rien n'en sort. Pas un respire. Le moindre mot. La simple syllabe. L'inaudible interjection. Phonétique t'échappe, à toi, l'ignare de ce langage des cœurs par lequel tu n'as jamais su communiquer. Intelligence émotionnelle déficiente qui t'affuble du rôle de la garce apathique à chaque occasion, celle-ci n'y faisant point exception. N'aie crainte. Le courroux parlera pour vous. Sa sauvagerie chopera les cordes vocales, torturera à la façon de ces entrailles qui se nouent. Elle broiera, charpira, jusqu'à en extirper ces vociférations auxquelles tu ne pourras répondre qu'avec la même intonation. Futiles fantoches de votre animosité mutuelle qui cache bien plus qu'un désir de s'entretuer. « Now's not the time. I'm with... »

Elle manque pas d'audace, à te laisser ainsi affronter un silence que tu ne sais même pas comment interpréter. Tu sens qu'elle t'échappe, ou du moins, qu'elle cherche à s'échapper. Pourquoi ? Ce qui s'est passé au téléphone la dernière fois ne devrait pas la chambouler. Pas si il n'y a rien à interpréter. Des mots pour jouer, des gestes pour se stimuler, tout aurait dû rester inchangé. Mais voilà que tout est devenu compliqué, que la flic se barre, elle a pas compris que c'est elle qui est censée courir après le voleur après son vol à l'arraché. Peut-être même que c'est à elle que t'as pris quelque chose ? Qu'est-ce que tu lui as volé, pour qu'elle se mette à freiner ? Ce dont elle ne voulait clairement pas, qu'elle ne cherchera pas à récupérer. Faut pas se leurrer, t'es tout aussi idiot qu'elle. T'es là, à l'appeler, à faire disparaître pour elle des vidéos que t'aurais pu jubiler à laisser traîner. Elle ne le sait pas encore, d'ailleurs. Et t'as presque envie de lui dire, maintenant, de lui balancer à la gueule ce que t'as été trop con de faire pour elle. Pour te venger du silence, pour la faire culpabiliser de l'absence. Putain, pourquoi tu te mets dans un état pareil ? T’attends pas ce soir, t'attrapes la bouteille et tu la fais directement couler dans le gosier. Ça te brûle. Toujours plus agréable que sa vérité. « Avec qui ? » Ça fuse. Cri du cœur qui jaillit hors de ta poitrine désaxée. Avec qui elle est. Avec qui elle te remplace encore. Non. Non pas cette fois. Le passé ne se répétera pas. Bordel. Qu'importe dans le fond, tu dois arrêter de vriller. Thompson fait bien ce qu'elle veut avec qui elle veut. Pas vrai ? T'es en train de perdre pied, va falloir éviter de se noyer. « Putain t'es avec qui ?! Qui est plus important que les infos que je dois te donner ?? » La patience s'est envolée. Tout a foutu le camp, si ce n'est cette colère exacerbée. Où est la hache, que tu pètes ta cage thoracique pour arracher toi-même cet instrument de torture que t'avais muselé pour cesser de ressentir. Même ta propre haine commence à te gangrener. T'es bouffé par tes émotions, où est ce foutu Lucifer pour lui vendre cette maudite âme soeur dont tu veux te débarrasser.

Cinglant sinon stoïque, l’air qui se dessine sur ce visage aux reliefs calqués à l’indifférence. Cinglantes sinon stoïques, les vibrations affutées qui s’échappent en une affirmation péremptoire, tranchante. Stoïcisme auquel elle s’essaie, se contraint, mais s’échappe. Auquel elle voudrait exceller, cette langue impitoyable qui claque aussi soufframment qu’un sadique jeté du scalpel, s’interrompt en plein élan. Macabre instrument qui demeure en suspens, chatouille vicieusement la chair à vive, autour, se débattant. Elle n’a pas à siffler, sonner, à mordre, la vipère bleue, pour qu’il gueule, cet éperdu s’injectant lui-même le venin. Et quand bien même. Elle se fait ardemment désirer, cette fin qui se sauve. Quand bien même tu la poursuis. Quand bien même il l’exige. Homme téméraire, piqué par la toxicité, prêt à constrire s’il le faudrait pour extirper vérité. Oui, stoïque, tu demeures, heureusement privilégiée par l’étoffe de la distance, artifice tape-à-l’œil qui détourne d’à quel point cet acte joué pour vous deux est piètrement performé. La réflexion opère de bien trop loin, soumise à la brume trompeuse, pour se concentrer sur cet appel pourtant prioritaire. Zone grise dans laquelle tu t’engouffres par incertitude. Provocation, peut-être, aussi. Ainsi sont donc crachées ces paroles dont il devra se contenter. « ...Someone. I'll call ya back. »

Clac.

Rendez-vous avec la tonalité.

Quelqu'un. Le spectre sur le ring traverse les murs, incandescence trop réelle pour que tu l'ignores. Il y a déjà eu quelqu'un. Quelqu'un d'autre. Propulsé, arraché, démembré, vers un passé loin d'être obsolète. T'as encore l'écarlate qui coule sur tes mains, tâches que tu fais mine d'ignorer malgré l'odeur qui refuse de quitter ta grotte hantée, te renvoyant à ce reflet tant méprisé, cette image sur laquelle tu te retiens de cracher. Un toi que tu voudrais rayer, que tu crèverais de voir ne plus exister. En vérité, un mensonge difficile à avaler, quand bien même t'essayes depuis des années à t'en étouffer. Ça aurait dû te servir de leçon. T'aurais dû t'arrêter là. Mais ce qui te terrifie, alors que tu n'as même pas le temps de souffler ce qui qui te dévore vivant à t'en faire courber l'échine, c'est que tu serais capable de recommencer. De faire éclater tes jointures, de faire jaillir les sangs mélangés, d'écouter le dernier soupire. L'histoire se répète inlassablement, il n'y a pas de faille dans cette farce qui pue la sournoiserie d'Êtres là haut qui s'ennuient. Elle te laisse seule avec le monstre que t'arrives pas à chasser. Les cents pas d'un lion affamé qui frappe contre une porte déjà abîmée, témoin silencieuse de vestiges loin d'être oubliés. Tu sais plus bien si c'est le passé ou le présent qui ruisselle le long de ton poing serré. Ce soir encore tu vas te battre contre ce double que tu peux plus contrôler. Celui que tu veux faire taire à tout jamais, car malgré ses excès de vermeil versé, il est celui qui aimerait refaire sortir ce que tu as mis tant de temps à emprisonner.  Et qu'elle ne méritera jamais.

Clac.

Rendez-vous ce soir avec la brutalité des démons d'un homme enchaîné.

Soir de lune. Pleine, quartier, croissant. Fantôme. Qu’importe, alors que la lumière ne rejoint ces yeux clos, plongés depuis des heures dans les abîmes du non-être. Dos accolé au briquage, pattes repliées. Genoux et coudes fusionnés. Cage de la pensée qui s’accole aux barreaux osseux, front aux paumes le suivant.  Dans la noirceur, mille merveilles opèrent. Et c’est là qu’elle s’affaire, qu’elle cherche, la possédée par l’aversion qui ne peut se taire. Une explication à un mystère qui ne l'importe guère, mais qui au moins relâcherait les porcelaines écrasées. Qui la délierait, la sienne, à elle. La tienne. Ta muselière. Ganses de cuir imaginaires qui n’accordent qu’une poignée de grognements vocabulaire et encore. Un Fuck soufflé. Un Doesn't matter. inspiré. Une respiration empoisonnée. Les mains incapables de confort se perdent dans la crignasse cascadeuse. Elle cherchent, elles-aussi, un moyen de calmer ton inconfort, un mal-être qui n'en est pas vraiment un. Qui n'existe pas. Ce retour aux sources troubles. Ces ombres des ailes ténébreuses qui ne te torturent point. Ils se referment, éveillent doucement les racines, ces doigts imprudents, bien moins imposants, qui reproduisent un schéma. Inconsciemment apaisant. Connexion électrique. Dans l'obscurité, une pensée jaillit et soudainement, le noir s'éteint.  « Bordel! O'Connell! » Étrange complot des terminaisons neuronales. Ces doigts qui sévissaient maintenant pianotent, appellent. Appareil collé au noeud d'idées. La longueur d'une tonalité qui dicte le tempo étouffant des secondes. Puis. Plus rien. « …T’es occupé? »

Main mal soignée qui enserre un verre à moitié vide de whisky. Quelques gouttes de sang coulent encore de tout son long, pour te rappeler que les plaies sont encore ouvertes. Toutes. Malgré tes efforts pour enterrer vivantes les séquelles du passé pour éviter qu'elles ne déchirent ton présent, il y a toujours quelque chose ou quelqu'un qui vient tout foutre en l'air. Keira Thompson. Symbole de ce qui a été ruiné.  De tout ce qu'il est possible de ruiner. Une vie. Une liberté. Un combat. Un cœur. Elle est revenue pour te détruire, encore, inlassablement. L'homme inatteignable, hermétique, intouchable, qui ne parvient pas à se débarrasser de sa nemesis, quelle putain d'ironie. Cette nuit, adossé contre un mur, les genoux redressés, tu n'as de cesse de fixer les ombres difformes dans les coins sombres de ton appartement qui n'a jamais été aussi effrayant. T'as bu. Beaucoup bu. T'as plus d'alcool que de sang qui coule dans tes veines. Mais plus de fantômes errants que de bouteilles agonisantes. A côté de toi, le téléphone sonne, et le nom satanique s'affiche à t'en faire rater un battement. Le palpitant déraille, shooté à une grosse dose d'adrénaline, gonflé par cette vague intense de haine viscérale. Sa voix te fait l'effet d'une lame brûlante remuant les blessures sanguinolentes. Occupé ? « Ouais, je suis avec... quelqu'un. » Ce n'est pas vraiment un mensonge, car face à toi, planqué dans l'obscurité, tu distingues les yeux luisants de ce double qui cherche à t'attirer de l'autre côté du fossé. Il est là, il est là depuis tout à l'heure, à attendre patiemment que tu sombres. Tu sais plus bien si sa compagnie est terrifiante ou apaisante. Au moins, avec lui, tu te sens moins seul. Tu clignes des yeux pour reprendre le contrôle sur ta réalité déformée, désireux de cracher ton animosité avant de l'envoyer chier. Tu veux la briser. Tu veux lui faire ressentir ce que t'as ressenti pendant toutes ces années. « Si y a des morts, ils seront sur ta conscience. Comme ça tu sauras ce que ça fait. » Il est trop tard pour l'information que tu voulais lui donner, tout avait lieu ce soir. Tant pis pour les innocents. Leur sang coulera comme le tien qui déteint maintenant sur ton téléphone, la voix engourdie par l'alcool. La seule danse que tu acceptes de lui accorder, c'est celle avec la mort et la culpabilité. Qu'elle soit ta partenaire dans la damnation pour l'éternité.

Question qu’il aurait mieux valu broder de rethéorique; répartie impitoyablement offerte en contrepartie, claquée si brusquement qu’elle retourne la tête, cette gifle métaphorique qui chevauche les vents du Southwest au Midtown, jusqu’à la carcasse de l’Italienne qui même pas ne peste.  Vile ironie, ce retour du balancier, cette phrase d’une violence toute simple, par cœur apprise et à brûle-pourpoint renvoyée par l’engourdi. Représentation éloquente de cette brutalité incendiaire dont est capable l’essence d’un homme enflammé par l’aigresse, désespéré de ne pouvoir s’éteindre au combustible qu’est l’alcool. T’en es bien consciente, qu’il est loin de ce monde, O’Connell. Que celui à l’autre bout du fil fictif n’est plus qu’une grossière esquisse d’un gamin à la réflexion cramée par la liqueur bon marché, mioche qui s’entête à faire parfaite démonstration de force dans ce bras de fer obsessionnel qui jamais ne cesse. Faufilées entre ces paupières mi-closes, tes pupilles enveloppées percent devant toi. À travers les bagnoles, les rues. Les édifices, les murs. Ils se posent sur les nombreux cadavres que t’imagines, sur lui, celui que t’as envie d’envoyer salement promener. Face aux mots duquel tu demeures silencieuse, agrippée au combiné.

Tu pourrais l’envoyer chier. T’y as pensé. Deux fois plutôt qu’une, même une troisième lorsqu’il a renchéri avec son bluff d'enfoiré, bluff parce que tu préfères croire que tu viens pas véritablement de foirer.  Détournement du regard, de la pensée. Enfin, c’est décidément pas l’état dans lequel quelqu’un de difficilement supportable devient soudainement abordable. Pourtant tu comprends pas pourquoi, c’est plus fort que toi. T’as ce besoin de rester. De découvrir l’ignoble derrière le beau, de constater jusqu’à quel point il peut mépriser. Tu te diras que c’est par ego, par désir de freiner l’effréné qui se croit tout permis. Que c’est par histoire de le voir pour qui il est; un connard que tu devrais avec raison détester. Mais y’a en fait cette chose que tu ne sais pas, que tout le monde ignore : T’as peut-être peur, au fond, quelque part, que raccrocher cet appel qu’il a malgré tout daigné décrocher, ce soit perdre la seule personne à laquelle tu peux présentement t’accrocher. Et lui, est-ce qu’il l’a, cette même nécessité?  « Sur la conscience? Comme si y’avait quoi que ce soit sur la tienne. C’est toi-même qui me l’as dit. C’était comment déjà? J'en ai rien à foutre de ce mec. C'était y a douze ans. De l'eau a coulé sous les ponts depuis. Alors, vas-y O’Connell. Y’a quoi sur ta conscience, hormis le fait que t’as picollé en pensant à moi toute la soirée? » Tant mieux s’il escalade lui aussi le mont périlleux de cette rancœur mutuelle à coups de piques insensiblement enfoncés.

La respiration à l'autre bout du fil persiste, alors que t'aurais juré qu'elle s'éteindrait après cette première attaque virulente. Le silence s'installe, pesant, paradoxalement bruyant, mais elle demeure en ligne, mystère impénétrable qui te torture l'esprit. Pourquoi ? Ta colère est palpable, ton ton tranchant, tes attentions brûlantes, elle devine forcément l'animal dans sa cage, enfermé depuis trop d'années, sur le point d'imploser. Vous savez que rien de bon ne va sortir de cet échange improvisé et déjà véhément, alors pourquoi vous ne prenez pas tout simplement la décision de raccrocher. Pourquoi s'acharner. Pourquoi donner à l'autre de l'importance au point de vouloir le garder, l'arracher. Pourquoi te montrer volontairement aussi vulnérable. L'alcool, le voile nocturne, elle, le cocktail est dangereux, et si elle veut se persuader que t'es le méchant ultime de son histoire, c'est exactement ce que tu vas être. « Tu te crois toujours le centre du monde, Thompson. Alors que t'es de retour dans une ville où tout le monde t'a oubliée. » Tu mens, effrontément, mais t'as besoin de la tester pour déterminer son point le plus faible. De taper pour découvrir là où ça fait vraiment mal. Et ton mépris est d'autant plus nourri qu'elle a raison sur toute la ligne. Nouveau mensonge. Labyrinthe de contradictions dont tu cherches encore la sortie. « Ouais, j'ai pensé au nombre de balles que j'aimerais te coller dans le corps. C'est à ça que j'ai passé toute ma soirée. » Et elle ? Qu'est-ce qu'elle fout depuis qu'elle est revenue ici ? Est-ce qu'elle a trouvé ce qu'elle est venue chercher ? Par quelle folie non diagnostiquée a t-elle non seulement voulu remettre les pieds ici. Elle a eu la chance d'en sortir, pourquoi revenir de plein gré. Qu'a t-elle laissé ici de si important qu'il mérite que l'on revienne en enfer pour lui. « Dis-moi, t'as l'audace de retourner voir tous les gens que t'as laissé tomber ? Comment ils réagissent ? Je parie qui en a aucun qui t'a accueillie à bras ouverts Combien ne se souviennent-ils même pas de toi ? » L'autre au bout de la pièce est toujours là, et tu ne sais pas bien si tu lis de la déception ou de l'excitation dans son regard atrocement luisant, incandescente image de ce que tu ne veux surtout plus devenir. « Ma conscience est ce qu'elle est, mais la tienne doit être tout aussi dégueulasse. » Quelques gouttes brûlantes qui descendent le long de ta gorge, essence pour bien faire fonctionner le salopard sans pitié. « C'est pour ça que tu m'as rappelé ? Pour parler à l'unique personne dans cette ville qui te ressemble assez pour te faire te sentir un peu moins seule ? »

« Et puis quoi si on m'a oubliée? » Et puis quoi... Les sourcils creusent les rides sur ce fin visage de porcelaine qui craquelle sous le poids des mots. Elle a été souvent secouée, la poupée à la peau lattée. Rudoyée. Bourradée. Abîmée. Elle devrait y être habituée depuis toutes ces années, croirait-on, à ces immondicités. À force de s’éclater contre l’inhumanité des uns autant que celle des autres. D’encaisser. On pourrait même croire à tort qu’elle a fait suffisamment d’allers-retours entre la Terre et les tréfonds de l’enfer pour que plus rien de tout ça ne puisse l’affecter. Adiaphorie qui se devrait d’être acquise pour survivre, mais qui semble visiblement encore te manquer. Parce que l’histoire n’est jamais la même avec lui. Toujours à trouver exactement où viser pour t’atteindre sans jamais rater, à appuyer sur la gâchette sans jamais hésiter. Comme cette salve de balles d’argent sauvagement tirées à bout portant. Ils sifflent, ces coups qui fendent l’air aussi douloureusement qu’ils écorchent – transpercent – la chair de l’animal duquel s’échappent inaudibles grognements. Babines retroussées, crocs acérés dévoilés. « Fais pas l’erreur de te donner autant d’importance. Je t’ai rappelé parce que t’avais des infos. Parce que t’es un indic, que c’est mon job de rester en contact avec toi.» Fuck lui. Pour qui est-ce qu'il se prend soudainement. « Qu'est-ce que tu t'imagines? Que j’ai l’envie ou le besoin de t’parler? Que tu vas finalement réussir à avoir une place significative dans la vie de quelqu’un? T’as raison sur le fait qu’on se ressemble. Toi aussi, t’es le mioche délaissé duquel personne veut. Que tout le monde oublie. » Et puis quoi, si vous avez été oubliés.  Qu'est-ce que ça change à vos vies. À ta vie? « Ce qui nous différencie, c'est que pour ma part, c'est moi qui ai foutu le camp. Qui suis partie, qui les ai abandonnés sciemment. Pas l'inverse. Et toi, est-ce que tu peux en dire autant? Combien sont venus te voir en prison? Combien t'attendaient à ta sortie? » T'as l'esprit intoxiqué à la haine par les résidus de mitrailles. Il tire pas à blanc, pourquoi tu ferais autrement? « J'ai peut-être été oubliée par certains. » Et puis quoi. « Peut-être par tout le monde. » Et puis quoi! « Tout le monde, sauf toi. Ça te fait quoi de te comporter en aussi gros connard? Sais-tu non seulement pourquoi t'agis ainsi? Putain, si t’avais pu m’oublier aussi.»

A quoi tu t'attendais, évidemment que le revers est brutal, tout autant sans pitié que tes mots bien choisis. L’adversaire a lui aussi du venin accumulé à cracher. Depuis vos retrouvailles, c'est comme si tu ne parvenais pas à aller jusqu'au bout de tes pensées, à bien les exprimer, et là, encore une fois, tu sais que tu n'es pas réellement fidèle à ce que tu ressens. Tu lui vomis ta haine comme un animal blessé qui cherche à se protéger. Mais c'est raté. Elle tape fort, Keira, et tu ne commettras pas l'affront de te défendre avec un mensonge éhonté. Tu ne ferais qu'achever ta propre dignité. Ouais, personne n'est venu te voir en prison, si ce n'est cette inconnue que tu t'es empressé de sortir de ta vie une fois en liberté. Ton père n'est pas venu, ta mère n'est pas venue, tous ont préféré laisser ton cadavre pourrir dans un fossé. Pourquoi ? Cette question tu te l'es posée de nombreuses fois, souvent en isolement après des bagarres contre d'autres détenus pour déverser ta rage, et la seule réponse que t'as trouvée c'est tout simplement que personne ne se soucie assez. Conséquence d'un comportement détestable que tu arbores encore aujourd'hui avec elle. « Évidemment que j'ai pas oublié celle qui a volé cinq ans de ma vie ! Tu crois quoi, que j'allais simplement passer à autre chose ? » Elle prétend être insensible, la flic. Elle prétend ne pas être touchée par les vérités que tu lui balances en plein visage, mais tu sais que c'est faux, car toi, ce pincement au cœur tu le ressens bien plus vivement que tu l'aurais souhaité. Rares sont ceux qui ont l'audace de se confronter à toi, surtout ceux dont t'es le plus proche, paradoxalement. Alors entendre de la bouche de Keira non seulement ce que tu savais déjà mais qu'en plus tu prenais soin de laisser traîner dans un coin oublié de ton esprit, évidemment que ça te met mal. Assez pour envoyer voler ton verre de whisky encore plein. Pour le laisser s'écraser avec fracas contre un mur et pleuvoir ses morceaux partout dans l'appartement. « Et toi, tu m'as oublié peut-être Thompson ?  T'as pas pensé à moi pendant toutes ces années ? » Elle a toujours voulu voir ce qu'elle voulait bien voir. Y compris te concernant. T'étais peut-être ce sale gosse arrogant qui pensait que tout lui était dû. Mais t'étais pas que ça. Et elle ne t'a laissé aucune chance d'être autre chose. « Si j'étais véritablement le gros connard que tu décris, tu serais déjà morte. A ton avis, pourquoi t'es encore dans cette ville à pouvoir respirer librement ? Pourquoi t'as pu partir sans ennui ? Réfléchis deux secondes. » Son cas, t'aurais pu le régler directement derrière les barreaux. T'aurais pu balancer son nom aux Crows, et ils n'auraient pas mis longtemps à assouvir leur vengeance. « Ta putain de vie dépend entièrement de moi. J'ai juste à balancer ton nom pour que tu sois pourchassée jusqu'à ce que mort s'ensuive. Finalement, je crois que ça me donne une place plutôt significative, non ? »

Les coups sont bas. Les mots provoquent, de par leur véracité, ce palpitant qui se débat. Il s'indigne, il s'objecte à la Cour de la raison avec la puissance écrasante d'une rage qu'on ne peut faire taire. L'envie de rétorquer se fait tentatrice redoutable. Pourtant, il n'y a pas cri qui s'élève dans l'audience, aucune geulerie qui s'échappe à la barre. Seulement cette oppressante protestation réduite au silence par l'écorchée au bout du combiné qui, soudainement, étrangement, pèse ses mots. Elle serre les dents. Elle les retient, les ravale, pour mieux penser. Minutie nécessaire, patience de mise, bien plus pour achever que pour épargner. « Pourquoi... » Tu veux savoir, toi aussi. À tes yeux, vous êtes deux extrêmes opposés qui partagez peu en commun. Peu, pour ne pas dire ni le monde, ni rien, si ce n'est cette question. Tu le crois, tu le sais, tu le clames haut et fort, supportée par une haine monumentale, une certitude confortante érigée sur des terres argileuses qui pourraient — pourront — très bien te trahir si la pluie révélatrice venait à s'abattre. Alors, oui, justement: « Pourquoi? Pourquoi j'suis encore en vie? Ce serait plutôt à toi de m'éclairer, tu crois pas? Cinq ans que t'as été en taule, cinq, mais y'a aussi le même nombre d'années qui se sont envolées depuis que t'en es sorti. Pourtant, je respire librement. Pourtant, j'ai pu partir sans ennui. Faire ma vie. T'attendais quoi pour te pointer? Si j'étais pas revenue à Détroit, on en serait où? Si j'étais jamais revenue? » Elle caresse, cette main, la verdure à portée. Les doigts en effleurent les pointes, en empoignent les brins, en arrachent les germes dans l'espoir presque de trouver sous l'édredon végétal une vérité absolue que tu n'arrives point à saisir, quand bien même tu t'obstines. Insolvable mystère, parfaite évidence, la clé du journal cadenassé sur lequel on a couché la solution à cette équation migraineuse est tout près. Tu la tâtes sans savoir, poses la patte dessus sans pour autant t'en emparer. Et voilà qu'à défaut d'en avoir la réponse explicite ouverte devant soi, noir sur blanc, elle s'essaie sarcastiquement, l'écervelée qui se dérobe à la logique criante, à résoudre ce casse-tête incomplet. Elle la brandit inconsciente, moqueuse, cette pièce centrale du puzzle qu'elle ne saurait réellement reconnaître. « Ça te ferait quoi si j'te disais que j'ai pas pensé une seule seconde à toi tout c'temps? » T'es curieuse, vraiment. Mais plus encore. « Ça te ferait quoi si j'disais l'inverse? Me dis pas que c'est ultimement c'que tu veux; une place significative dans ma vie? »