We're all mad here ft. Theodora

@Théodora Lowers

Certains crachent sur les journalistes en gueulant qu’ils ne respectent rien, qu’ils n’ont pas de cœur, pas de pudeur, une sale engeance que ces gens-là. Difficile de trouver le bon équilibre entre l’information due au public et celle qu’on tente de récolter pour soi-même, pour sa petite gloire, parce que le sujet va fonctionner du tonnerre et pourrait rapporter gros.

Wes laissait trainer ses oreilles dans le commissariat de police du 11th precinct quand il avait été arrêté par erreur pour un terrible malentendu -réglé depuis. Il avait ainsi entendu parler d’une affaire d’agression envers une femme d’origine hispanique. En creusant, il en avait trouvé d’autres et cela remontait sur plusieurs mois. Sauf qu’elles étaient espacées, éclatées dans toute la ville et même dans les abords, et qu’il n’y avait pas toujours une plainte officielle déposée.

Ses recherches et ses jambes -qui couraient vite pour échapper aux frères et aux cousins énervés- l’avaient mené jusqu’à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alys, en dehors de Détroit. Là se trouvait internée la plus ancienne victime sur laquelle Wes avait mis la main ou du moins le pensait-il. Elle s’appelait Amaya Luz Cerceres, trente-six ans aujourd’hui. Toutes les autres victimes lui avaient claqué la porte au nez mais peut-être que celle-ci, enfermée, accepterait de lui parler ? De lui livrer des détails que les policiers gardaient secrets ou qui permettraient justement de relancer l’affaire ? Car rien de mieux qu’une pression journalistique pour cela. Voilà comment il justifiait son intrusion…

Il avait emprunté la blouse d’un infirmier en payant un type qui bossait à la laverie et qui avait accepté de le faire entrer contre cinquante dollars. Le voilà dans les couloirs, en direction de la chambre qui l’intéressait, prenant soin de regarder droit devant lui, de marcher d’un pas pressé, celui du professionnel débordé, d’un air décidé, comme s’il avait tous les droits du monde de se trouver là.

Quand il entra dans la chambre d’Amaya, il tomba sur une infirmière, une vraie, en train d’argumenter avec elle pour l’encourager à manger, sans doute afin qu’elle prenne ses médicaments. Il se figea, trop surpris par cette malchance qui lui était pourtant coutumière.

— Euh… Besoin d’un coup de main ?

Autant tenter le tout pour le tout !

Le soulagement fut de courte durée pour Wesley. L’infirmière ne l’avait pas envoyé paître et ne s’était pas surprise de sa présence mais elle le mettait à contribution en lui indiquant des tâches à effectuer. Le journaliste se sentait capable de couper la viande en plus petits morceaux et d’y cacher des médicaments – sauf le vert- tout comme il pouvait refermer une porte, ce qu’il fit d’ailleurs. Cela ne l’empêcha pas de ressentir une forme de malaise. Il semblait évident que la patiente n’appréciait pas sa présence. À cause de son genre ? Ou parce qu’elle sentait la tromperie suinter par tous les pores de sa peau ?

Quoi qu’il en soit, Wesley s’approcha avec une prudence qui pouvait paraître excessive, un œil sur la patiente, et s’empara des couverts pour couper la viande. Sur le papier, cela paraissait simple mais les objets n’étaient pas en inox, rien qu’en plastique, et pas dans un plastique suffisamment solide pour venir à bout d’une viande qui manquait cruellement de tendresse.

— Oui. Lloyd, vous pouvez m’appeler Lloyd. C'est mon nom. De famille.

Le mensonge lui était venu naturellement, empruntant le nom de famille de ce rival aussi adoré que détesté. Petite vengeance mesquine mais sans réelle conséquence. Concentré, il réussit à couper la viande en plus petits morceaux mais le couteau se brisa à la moitié. Il laissa échapper un juron sonore qui effraya la patiente. Celle-ci se recroquevilla dans son lit.

— P… pardon je… enfin je euh… ça m’a échappé.

Et sans doute était-ce un manque flagrant de professionnalisme. Il ne comprenait pas qu’on puisse donner quelque chose comme ça à manger à quelqu’un, avec des couverts de si piètre qualité et dans une ambiance qu’il trouvait trop aseptisée. Sa présence mettait clairement la jeune femme mal à l’aise aussi recula-t-il vers la porte.

— Je vais chercher euh… de quoi finir.

Il ne voulait pas gâcher cinquante dollars mais il ne cherchait pas non plus à empirer le traumatisme de cette pauvre femme. Wes avait un cœur et beaucoup trop d’empathie pour cela. Le temps de se calmer, de se poser, il retenterait peut-être le coup. Quelle malchance d’avoir croisé cette infirmière !

Alors qu’il s’apprêtait à s’enfuir, Wes fut arrêté par la voix de l’infirmière sans comprendre pour quelle raison elle s’obstinait ainsi. Pourquoi donc ne pouvait-il aller nulle part ? En un éclair, elle fut sur lui en le scrutant comme si elle lisait la vérité sur son visage. Il espérait que non auquel cas il serait franchement dans la mouise… Il baissa les yeux et s’humecta les lèvres, gêné sans avoir besoin de feindre car il craignait la suite des évènements.

Contrairement à ce qu’il anticipait, le journaliste ne se fit pas mettre dehors. Elle le prenait pour un bleu, un débutant, peut-être même un étudiant -ce qui était assez flatteur pour son ego parce qu’il n’avait pas l’habitude qu’on le pense si jeune. Non seulement elle le pensait mais en prime, malgré la charge de travail supplémentaire, elle préféra lui apprendre que de le chasser. La culpabilité lui serra la poitrine. Dans quel guêpier était-il venu se fourrer ? D’abord il dérangeait une malade mentale en la traumatisant avec ses jurons et maintenant il volait le temps d’une infirmière qui n’en avait pas tant que ça…

Mais même s’il avait du cœur et de l’empathie, Wes avait aussi dépensé cinquante dollars pour être là et il pensait à son article. Du coup, il agit comme la professionnelle de la santé le lui demandait, au pied de la lettre.

Option 1 : tout se passe bien, ouf.
Option 2 : merde, elle l’a mordu !

Il réussit à s'approcher sans trop de soucis, mesurant ses gestes comme face à un animal sauvage potentiellement dangereux. Peut-être sentait-elle la tension émaner de lui... Ou peut-être que sa tête ne lui revenait pas. Il attendit d'être à sa portée pour parler mais peine eut-il ouvert la bouche qu'Amaya se jeta sur lui, enfonçant ses dents dans son avant bras, juste au-dessus du poignet. Wes lâcha un hoquet de surprise plus que de douleur même s'il saignait. Quand il s'en rendit compte, un autre juron lui échappa.

— PUTAIN DE MERDE ELLE M'A MORDU !!

Il regardait l'infirmière, outré, comme si elle venait de personnellement le trahir. S'il ne choppait pas une saloperie, il en rirait plus tard...

Wesley avait crié plus par surprise que par réelle douleur. Sa peau portait la trace des dents d’Amaya mais il ne saignait qu’un peu, probablement à cause de sa canine quand il avait retiré sa main sans attendre. Un coup d’œil de l’infirmière suffit pour le lui confirmer. Son cœur, pourtant, battait la chamade alors qu’il prenait l’ampleur de la situation dans laquelle il s’était fourré mais aussi celle du quotidien des soignants dans ce type d’établissement.

Vous allez en voir d’autres, et bien pires avait-elle affirmé d’un ton blasé et même désintéressé. Wes, dans son métier, en avait déjà vu des vertes et des pas mûres mais il avait signé pour cela, pas cette femme qui ne devrait pas trouver normal de se faire potentiellement agresser par les gens à qui elle venait en aide. De plus en plus mal à l’aise, le journaliste hésita à cracher le morceau pour se sortir de cette situation. Certes, il y aurait perdu cinquante dollars mais gagné une leçon de vie, d’humilité et un rappel de ce qu’était le monde.

— J’étais euh… nulle part, c’est mon premier jour.

Semi-mensonge, le temps de se décider complètement sur la bonne attitude à adopter. Se massant le dos de la main du pouce, le journaliste prit soin de regarder ailleurs pendant que l’infirmière reportait son attention sur la patiente, exigeant d’elle des excuses. Wes secoua la tête mais n’osa pas dire tout haut que ça n’avait aucune importance, ne voulant pas risquer d’entraver le traitement de cette femme encore davantage.

— Ce que vous avez dit tout à l’heure… C’est vraiment votre quotidien ? Des patients qui vous mordent, ou pire ? Vous… Vous n’avez jamais eu envie de laisser tomber ? Qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?

Déformation professionnelle ? Pas du tout. Le journaliste se questionnait simplement, confronté à une réalité à laquelle il ne pensait jamais.

Ça le touche, ce que lui confie cette infirmière au sujet de son quotidien, de ses raisons pour continuer un métier si complexe, si ingrat. La culpabilité assaille le cœur du journaliste, appuie sur sa poitrine d’une bien vilaine façon. On dit que pour exercer son travail, il vaut mieux ne pas avoir de scrupules et c’est bien vrai, sauf que Wes n’a jamais pu se débarrasser de son bon cœur et quand, parfois, il mène à bien des infiltrations de ce genre… disons qu’il ne s’attendait pas à ça. Lui, il venait tenter de recueillir une histoire criminelle juteuse pour redorer sa carrière et voilà qu’il se retrouve avec, sur les bras, un sujet bien plus humain, bien plus terrible, bien plus intéressant aussi, sauf que jamais il ne pourra écrire dessus. Ce n’est pas son domaine, lui dira Lara. Tout le monde connait la réalité et tout le monde s’en cogne. Les gens n’ont pas envie qu’on les mette face à leur égoïsme.
D’ailleurs, il y pense encore, à son article. Avant même l’humain.
Qu’est-ce qu’il vaut, lui ?
Face à cette femme, cette infirmière, qui se dévoue corps et âme sans arrière-pensée ? Il n’imagine pas les vraies raisons derrière ce métier, il la fait sainte, presque mère chrétienne, dans sa dévotion. Elle lui raconte, il écoute. Elle compare leurs deux professions par accident et il en rirait -jaune- s’il ne se contrôlait pas suffisamment. Excitant ? Palpitant ? Mouais…
Arrive alors la question à laquelle il répond en haussant les épaules. Deux choix s’offrent à lui : continuer à mentir ou dire la vérité.

Option 1 : Wesley continue de mentir.
Option 2 : Wesley avoue la vérité à Theodora.

Il est trop humain pour s'obstiner, trop empathique, et la culpabilité lui serre le coeur. Sans doute qu'il va s'en prendre une, qu'elle va hurler après la sécurité (s'il y en a seulement) ou l'insulter mais... Il ne peut pas. Pas après tout ça. Elle l'a touché, il ne s'y attendait pas.
— En fait j'ai choisi cet hôpital parce que j'enquête sur une série de crimes dont Amaya est l'une des victimes. J'espérais pouvoir l'approcher, lui parler, apprendre le fin mot de l'histoire pour sortir un scoop. Je suis journaliste. Mais après ce que vous venez de dire je... Ça ne serait pas... correct.
Ça ne l'était déjà pas avant, en réalité. Sauf qu'il s'arrangeait avec sa conscience, ce qu'il ne parvient plus à faire maintenant.

Il la mérite, la gifle. Il n’essaie même pas d’arrêter sa main -non qu’il ait eu la moindre chance d’y arriver. Il encaisse, Wes, comme une pénitence et reste digne face aux récriminations parfaitement légitimes. Il suppose que oui, ça fait de lui un tordu. Il aimerait s’en défendre mais… il a mal agi, il le sait.
Pas suffisamment toutefois pour la laisser le dénoncer. S’il se fait juste jeter dehors, ça ira mais si des poursuites sont engagées, ça va lui retomber dessus et Lara risque de l’incendier, peut-être même de le virer, ce coup-ci. Il n’a pas besoin de ça, vraiment pas.
— Attendez ! Attendez, écoutez moi juste deux secondes, s’il vous plait !
Il essaie de la convaincre, s’interpose pour l’empêcher de récupérer le téléphone qu’elle a laissé tomber dans sa précipitation. Il se rend compte que son acte risque d’empirer son cas aux yeux de la soignante mais il aimerait autant ne pas avoir besoin de partir en courant.
— Je sais que c’est glauque et que je m’y suis pris comme un pied, j’admets, j’accepte, mais je voulais juste donner la parole à la victime, pas mettre en avant le criminel comme on fait tout le temps. J’étais loin de me douter qu’elle était dans cet état, quand j’ai fait ses recherches on parlait de dépression, pas… de, enfin, ça quoi. Ce que vous avez dit ça m’a fait me rendre compte que j’étais à côté de la plaque, ça compte non ?
Il a un accent de désespoir, comme si la rédemption rachetait forcément le crime ou l’atteinte. Que dire de plus pour la convaincre, sans en venir aux mains ? Si elle se penche pour récupérer son téléphone, il ne l’en empêchera pas et partira sans demander son reste, en espérant ne pas devoir se faire la malle par une fenêtre. Il balancerait bien celui qui lui a permis d’entrer mais son éthique journalistique en prendrait un coup.
— Est-ce que je peux faire quoi que ce soit qui vous convaincrait de… de laisser tomber ?
Il se dit qu’elle n’est pas cupide vu son travail, qu’il empire son cas, mais il doit essayer au cas où ça pourrait lui éviter une course poursuite. Une course tout court, d’ailleurs.