Let’s be Alone Together | Bennie & Kit

08/02/2022 feat @Kit Jones

“I’m against it too ! But sometimes, it’s for good reasons. Santa, for example ! It’s the best lie in the world. And everyone is part of that lie.” Peut-être qu’apprendre que finalement, tout ça n’est rien qu’un vaste mensonge fait mal, mais Bennie était heureuse à chaque Noël. La découverte s’était d’ailleurs faite avec son frère. Déterminés à coincer le Père Noël, le duo démoniaque s’était caché dans le salon toute la nuit. Louie lui en voulait de ne pas lui avoir offert l’année précédente Final Fantasy IX, l’empêchant ainsi de profiter pleinement de la toute nouvelle Playstation 2 que RJ avait réussi à se procurer pour leur anniversaire. C’était aussi le premier Noël sans RJ et l'avant-dernier avec Stevie. Cette nuit de Noël 2001, le Père Noël avait pris la forme de Summer et Stevie, toutes deux en train de déposer les cadeaux au pied du sapin sous les yeux ébahis des jumeaux. C’est ainsi que, à peine âgée de sept ans, Sonny apprit elle aussi que le Père Noël n’existait pas.

Cependant, à la description du frère de Kit, la jeune femme ne peut s’empêcher de froncer l’entièreté de son visage, à des années lumières de s’imaginer qu’il pourrait un jour, par alliance, être un membre de sa famille. “Shit, thank God he’s not a liar !” Il lui faut bien quelque chose de positif après ce que le jeune homme vient de lui dépeindre. “At least, you can say you’re better than him.” Elle sourit en haussant les épaules puis balance une tresse qui s’était aventurée sur son épaule. “Have you tried talking to him ‘bout this? Not the fact that he's a pain in the ass, not much you can do ‘bout that but... Arrogant and manipulative, what the hell !” Un article lu dans un magazine lui revient en tête. “I read about it in a psychology magazine, I don't remember the name.” Elle en lit tellement. “They said that if you meet a person like that, y’should leave their life and forget ‘bout them. I know, it's hard when it comes to family, but sometimes it's necessary y’know.” C’est ce qu’elle avait fait avec Sonny quand elle avait décidé de tous les abandonner pour briller derrière la caméra et se retrouver à lancer un verre sur une journaliste. Elle avait simplement fait comme si Sonny ne faisait plus partie de sa vie, de sa famille. Elle avait rangé les photos qu’elle avait avec elle dans un dossier de son téléphone qu’elle ne consultait plus. Elle l’avait déchiré des photos de famille que Summer possédait. La matriarche n’avait pas eu le cœur de gueuler sur la jumelle car pour une fois, elle comprenait la colère de sa fille. Tout s’était trop vite enchaîné à l’époque. Le départ de Sonny, l’arrestation de Travis, tout ça en l’espace de quelques mois. Le monde de Bennie s’était écroulé, et il n’y avait que Louie qui restait, immuable phare dans la tempête qui gardait le silence pour laisser sa sœur crier pour deux. Mais RJ lui, il n’avait pas apprécié qu’elle détruise la mémoire de la famille sous prétexte qu’elle était en colère.Lui, il n’avait pas vraiment compris.

Sur ces paroles d’une intelligence incroyablement commune, la jeune femme essuie le pourtour de sa bouche avec soin. “Not so bad.” Elle n’y retournera pas d'elle-même, c’est certain. Mais l’expérience n’a pas été si terrible. Elle lui sourit alors à l’idée d’un dessert ailleurs. “Yes, definitely ! Any ideas ?”

08/02/2022 feat @Kit Jones

Les Kelly ont été élevés de façon à toujours pouvoir compter les uns sur les autres. Summer n’a jamais vraiment insisté sur les questions de politesse, mais la solidarité de la fratrie était plus importante que tout le reste. Ils s’en sont pris des claques derrière la tête les jumeaux pour avoir abandonné un frère ou une soeur, mais ils ont rapidement compris que la famille serait toujours le centre de leur vie. Alors, quand Sonny est partie, ils se sont recentrés sur ce qu’il y avait du plus important, leur centre à eux, Summer qui était dans une colère que la fratrie lui a rarement vu. Et ça l’avait marqué Bennie, de voir sa mère comme ça, montrer cette forme d’amour un peu étrange qu’elle leur servait à coup de grilled cheese. Ca l’avait marqué parce que dans les yeux en colère, elle avait vu la tristesse faire son nid. Et par la suite, elle avait pris le pas sur tout, elle avait même effacé ses sourires qui s’étaient transformés en une expression forcée insoutenable. Bon nombre des membres de la famille avait d’ailleurs adopté cette expression lorsque l’on se risquait à leur parler de cette sœur oubliée. Crispation dans un sourire figé déterminé à oublier l’affront qui leur a été fait. Dans pancakes donc, très bonne idée.

“Yeah, sounds good to me.” La jumelle insupportable le laisse payer (c’était après tout ce qui l’avait fait le suivre), ne prêtant absolument pas attention au reste, les yeux rivés sur son reflet du mode selfie de son téléphone. Elle tourne la tête, observe son profil tout en passant une main dans sa queue de cheval. Sa pommette gauche attire son attention. Suivant le mouvement de Kit, elle sort son highlighter une fois devant l’établissement. Parce qu’il y a tout dans son sac, elle commence à ajouter les paillettes manquantes à son visage avant de s’arrêter net sous la blague de l’homme. Elle n'ira certainement pas se vanter d’avoir mangé vegan dans le quartier des affaires. Le simple fait d’être ici lui donne envie de repartir rapidement du côté d’eight mile, là où se trouve sa normalité et la misère de leur vie qui n’a rien à voir avec celle des gens ici. Mais on sait bien ce qu’il en est : Les rois du monde font tout ce qu’ils veulent, ils ont du monde autour d’eux mais ils sont seuls. Dans leurs châteaux là-haut, ils s’ennuient, pendant qu’en bas, nous on danse toute la nuit. Kit devait d’ailleurs être un sacré roi pour manquer de divertissement au point d’inviter une inconnue. C’est un peu la rencontre des souverains de deux royaumes différents. La reine du Ghetto et le roi de Downtown.

Dans un claquement satisfait, elle referme son highlighter en lui souriant. “Yeah ok, let’s go get some coffee and pancakes !”

08/02/2022 feat @Kit Jones

La jeune femme ne remarque même pas la pique lancée à l’encontre de son sac qu’elle se contente d’exhiber avec fierté sous le nez de Kit. “Nice isn’t it ?!” Si elle aime la haute couture ? Bennie aime tout ce qui brille. Elle aime l’illusion qu’elle peut donner à son quartier. Elle aime l’idée qu’ils puissent penser qu’elle devient quelqu’un. Elle aime l’idée que lorsque l’on entend son nom résonner dans les rues, il y puisse y avoir cette image particulière, celle que l’on a pour aucune autre dans le quartier. Elle n’a pas le temps et pas les moyens d’aimer la haute couture, mais elle sait que Rihanna, ce qu’elle porte c’est haute couture. Elle cherche simplement la reconnaissance. Peu importe en réalité, tant que Prada est écrit en grand sur son pull. Et peu importe que cela soit vrai ou faux, à eight mile, tout le monde s’en fiche. Personne ne juge, car tout le monde porte du faux. Elle hausse alors les épaules, pas vraiment certaine de sa réponse. “Yes, like everyone I guess.” Tout le monde aime n’est-ce pas ? Elle ne sait pas, perdue dans un endroit où ses repères sont trop loins. Elle n’arrive pas à appréhender ce monde auquel elle sent bien qu’elle n’a aucun point d’ancrage. Ici, elle n’est rien qu’une parmi les autres. Ici, on la regarderait presque de travers. On l’accuse du regard de ne pas être à sa place. Et loin des siens, elle ne s’y sent pas, à sa place.

Pourtant, elle garde le sourire, suit l’homme qui a décidé de tout payer jusqu’à l’endroit tant convoité, paradis des pancakes et du café. Bien sûr, la jumelle Kelly dira que rien ne vaut les pancakes et le café de Hamp mais après un repas aussi maigre, elle ne compte pas faire la difficile. Prenant place sur une table, Bennie enlève son manteau tout en continuant de parler à Kit. “You’re doin’ fashion things here in Detroit ?” Elle ne comprend pas. Comment peut-on avoir été à New-York dans une grande école visiblement et venir s’enterrer dans le Michigan, à Détroit, ville ouvrière en perdition, reine déchue de l’industrie automobile, vestige qui tient encore grâce à la Motown. “You have an insta ?” Réflexe qu’elle a toujours, elle sort son téléphone, prête à s’abonner. “No offense but … “ S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas enlever à Bennie, c’est sa franchise. “I don’t understand.” Ou plutôt si, elle pense comprendre. “I’m not lookin’ for a sugar daddy y’know. I’m not a whore.” C’est qu’elle tenait plutôt à mettre les choses au clair tout en prenant une gorgée de café. “I know you said you’re gay. But I won’t be the girl you can show off to prove to your parents you’re straight, ok ?” Elle en a vu des films comme ça avec Summer les samedis après-midi. “Why don’t you go back to New-York ? I mean …” Elle lui sourit, incompréhension qu’elle a face au personnage. Pour une gamine n’ayant connu que l’enfer d’eight mile, quartier où elle est pourtant bien plus rassurée qu’ailleurs, elle n’arrive pas à imaginer le fait de venir vivre à Detroit comme étant un choix. “That’s Detroit.” Et cela voulait bien tout dire.

08/02/2022 feat @Kit Jones

Aussitôt le pseudonyme utilisé sur les réseaux sociaux prononcé, Bennie se met en quête du profil qu’elle trouve rapidement. Sans vraiment apporter une grande attention aux photos qu’elle ira regarder plus tard, elle s’abonne au jeune homme et pose son téléphone face contre la table dans un sourire. “Done !”

Elle s’attaque alors aux pancakes dégoulinants de sirop d’érable tout en écoutant attentivement Kit. Il arrive même à la faire rire, lorsqu’il évoque les questions similaires de sa propre mère. “Well, glad to see that I’ll be a good mother !” Elle n’en a d’ailleurs jamais douté. Depuis toujours, elle s’est promis d’aimer ses enfants de la même manière, sans préférence aucune, et de ne pas les laisser livrés à eux-mêmes, d’être toujours derrière leur dos. Mais surtout, de leur donner un père pour pouvoir avoir un repère dans la vie. Bennie s’est toujours promis d’être à l’opposé de cette mère qu’elle haït autant qu’elle l’aime. C’est pour cela qu’elle refuse d’avoir un enfant avec Travis alors qu’il est en prison. Même histoire pour le mariage. Elle ne se mariera pas entourée du personnel de pénitencier. Non, tout le monde saura que Bennie Kelly se marie, que contrairement à sa mère, elle emprunte un autre chemin. Elle ne brisera pas ses enfants. Elle n’en parle pas à sa famille de tout cela. Ils ne comprendraient pas. Alors, elle se cache derrière ses grands airs et ses principes pour les entendre souffler un c’est Bennie de reddition.

Mais pourtant, elle ne peut s’empêcher de se faire la réflexion : évidemment qu’il se sent libre à Détroit. Il n’est pas noir et il a de l’argent. Les privilèges lui sont accordés depuis son enfance. L’entendre parler de cage dorée en évoquant New-York lui fait plonger son nez dans son café pour ne pas parler trop vite. Il n’a pas connu la misère. Car lui, il n’a pas été dans une école de quartier où l’égalité des chances n’était pas respectée au moment même où l’on y mettait les pieds. Il n’a pas non plus dû s’imposer le choix cornélien d’aider financièrement sa mère ou de continuer des études en s’endettant sur de longues années. Il n’a pas volé la dernière paire de Nike TN lorsqu’il était adolescent pour être au diapason de la mode du quartier. Sa mère ne l’a pas fait découper pendant des heures les coupons des magazines pour grappiller quelques dollars au supermarché et en retirer une grande fierté. Profitez-en, c’est pas cher. Elle en aurait bien voulu de sa cage dorée à New-York. Et en plus, ses parents ont le toupet de se foutre de son orientation sexuelle. Qu’il aille faire un tour à eight mile pour se rendre compte de comment sont traiter ceux qui osent élever leur voix. On parle tout bas, on accuse et on répudie. Parce qu’on ignore et qu’on ne comprend pas surtout. Et ce qu’on ignore et ne comprend pas effraie.

Alors voilà, le petit prince de la ville s’ennuie, avec beaucoup trop d’argent sur son compte en banque et il le dépense en faisant plaisir autour de lui. Bennie trouvait-elle cela arrogant de sa part ? Peut-être. Mais bien plus encore, elle se sentait humiliée, une nouvelle fois ramenée à sa condition. Fille des bas quartiers, racaille, mauvaise graine dont la vulgarité glisse sur sa langue avec la même efficacité que son gloss qu’elle étale avec soin. Mais elle est pourtant décidée à le faire payer, sorte de revanche qu’elle veut prendre sur la vie en tentant de sentir une supériorité supposée dans son comportement. “That’s nice of you.” Elle entend encore la voix de la grand-mère Jordan lui rabâcher de ne pas laisser les hommes riches dicter sa vie. La pauvre doit labourer la terre de sa tombe à entendre sa petite fille parler ainsi. “And you do your charity things only with people like me?” Non, elle n’a pas pu s’empêcher de lancer cette question, pique acérée à peine dissimulée derrière son sourire d’ange. Tu peux arrêter de retourner la terre Ma’.

08/02/2022 feat @Kit Jones

Elles sont rares les fois où Bennie s’aventure à l’extérieur de son quartier. Loin des siens, elle perd ses repères dans un monde qui n’a jamais vraiment voulu d’eux. A Detroit, on les a parqués dans un quartier pour éviter de les voir s’éparpiller, les égarés de la société. Elle se souvient de sa grand-mère lui raconter la façon dont on lui a racheté sa maison, à un prix bien en dessous de ce qu’elle aurait pu avoir. Mais ils n’y connaissaient rien, pauvres malheureux qui n’avaient que leur sueur pour gagner de l’argent. Ils sont nombreux à s’être fait avoir, qu’on a déplacé un eight mile road comme un problème. Les afro-américains de Detroit ont été ce problème que l’on déplace et que l’on n’aime pas entendre. La grand-mère Jordan s’est retrouvée veuve et alors on l’a enfermé dans un petit appartement avec seulement deux chambres. Une pour elle et l’autre à partager entre ses trois enfants. Elle s’en souvient de cet appartement qui sentait bon les épices du poulet réservé au dimanche avec les patates douces qu’elle faisait cuire dans l’eau pendant un long moment. Summer pouvait passer des journées sans lever ses fesses de son fauteuil, elle s’enfonçait dans une longue léthargie et laissait ses enfants gérer leurs journées comme ils l’entendaient. Il n’était pas rare que les enfants Kelly aillent en bande chez la grand-mère Jordan pour manger, et retrouver une famille. Et Bennie se souvient de ces moments, des absences de cette mère qui ne l’a jamais aimé comme elle aurait dû le faire. Les questions sans réponse et sa colère incontrôlable depuis tout ce temps. Et revient en elle l’insécurité et ce sentiment d’infériorité qu’elle a en elle depuis toujours, qu’elle masque derrière ses sourires, ses faux cils et la violence. Les mots moralisateurs de Kit lui prennent la gorge avec force et la rage qui coule dans ses veines irrigue son corps tout entier. Summer, à défaut de les aimer, leur a appris à être fiers. Et il est grand temps pour elle de mettre un terme à l’absurde.

“Ok, that’s enough.” Bennie repose sa fourchette, appétit coupé par les leçons improvisées. Elle endure beaucoup depuis le temps Bennie. L’absence d’un père, l’éloignement forcé d’un homme, une mère incapable de l’aimer, une éducation en dent de scie, un cruel manque de reconnaissance, un travail qui joue avec sa santé. Et maintenant elle devrait écouter les piques d’un inconnu qui ne connaît rien à la vie ? A sa vie ? Bennie secoue la tête en reposant sa tasse de café. “Y’know what ? Fuck off.” Elle lui sourit, le regardant droit dans les yeux pour qu’il puisse voir tout le mépris qu’elle a pour lui jusque dans le fond de sa rétine. “You're just a little shit who thinks you're better than everyone else. Accepting your invitation was an act of charity, and God will thank me for it.” Sans plus attendre, elle se lève en ajustant sa queue de cheval, contrefaçon sous le bras elle tourne les talons. Voilà pourquoi elle reste à eight mile road.