Broken on the floor • Lola Andersen

La femme n'était que peu intéressante. Si pendant un temps Raven avait pensé qu'elle pourrait s'en servir pour manipuler l'homme au dessus d'elle, elle s'était vite rendu compte qu'elle perdait son temps. La mariée n'était que décorative, utilisée pour une image publique propre mais qui était facilement remplaçable. Jamais il ne la pleurerait, jamais il ne chercherait vengeance, jamais même il ne prendrait la peine d'essayer de comprendre ce qui s'était passé. Raven en était limite triste à l'idée que cette pauvre femme soit abandonnée à son sort. D'un côté plus positif, ça lui avait évité de vivre un enfer juste pour attirer l'attention de l'homme avec qui elle faisait semblant de partager sa vie. D'un côté bien plus négatif, Raven avait envoyé Lola travailler pour rien. Les quelques menaces que la psychopathe commençait à mettre en place avaient rapidement été annulées et, depuis, Raven lui avait déjà posé deux lapins -avec de vagues excuses pourries derrière- et annulé un de leurs rendez-vous amicaux à la dernière minute. Elle n'aurait pas été surprise, donc, que Lola ne se pointe pas aujourd'hui alors qu'elles devaient se retrouver pour une activité... de... quoi déjà ? Elle ne savait même plus. Ca ne l'intéressait pas plus que ça. Elle n'en avait rien à foutre de découvrir la ville, les musées, les galeries et les conneries du genre, elle n'avait même pas l'argent pour se payer une place de cinéma. Mais Tony n'était pas disponible, elle se sentait seule, et Lola payait. Et bien qu'elle ne se l'admettait pas, Raven appréciait sa compagnie. Cela ne voulait pas dire qu'elle n'allait pas lui planter une monstrueux fourche dans le dos si elle devait la sacrifier pour ses plans -Tony étant la seule exception aux ravages de son égoïsme-, mais au moins prenait elle plaisir à passer du temps avec. Sa gentillesse et sa patience n'étaient que façades la plupart du temps, mais ses rires et les discussions profondes ou haineuses qu'elles avaient sur le monde étaient sincères. La manipulation qu'elle exerçait sur son amie n'était pas que mensonge et vilénie et ça faisait du bien.

Raven arriva en retard. Lola était déjà sur la berge aménagée le long de la rivière, en face du Mariners' Memorial Lighthouse lorsque la garce se pointa sur ses habituels talons hauts, sans se presser plus que nécessaire. Dans ses mains, deux gobelets de café, dont un qu'elle tendit à la psycho. « Réveil difficile. » balança-t-elle comme excuse sans même penser à dire pardon. Ceci dit depuis qu'elles se connaissaient, Raven n'avait jamais été trop en forme. Petite santé, corps fragile, malnutrition et manque de soins par manque d'argent, ce n'était pas la première fois qu'elle avait du mal à se réveiller tout simplement parce que son corps compensait toutes ses déficiences par du sommeil excessif. « Alors ? C'est ça ton truc incroyable ? Un phare ? » Réveil difficile et mauvaise humeur, visiblement. « N'y a-t-il vraiment rien de mieux que ça dans cette ville qui vaille la peine de me tirer du lit ? »

Les lois de l'attraction dans toute leur splendeur. Raven pouvait bien jouer l'indifférence et se persuader que Lola n'était que passe-temps insignifiant, quelque chose l'attirait vers elle. Son regard impénétrable, ses réactions parfois imprévisibles, cette petite lueur de danger qui brillait dans ses yeux... Ils étaient rares ceux qui s'étaient élevés à hauteur de la garce et qui pouvaient se vanter d'avoir été adversaires à sa taille. Lola, elle, n'avait jamais rien fait qui laissait supposer une quelconque défiance à son égard, mais Raven sentait bien qu'il y avait quelque chose, un petit truc en plus qui menaçait d'exploser à tout moment, et c'en était terriblement grisant. Ainsi, lorsque la folle, si belle dans son rôle, prit le café sans même poser les yeux sur Raven, cette dernière ne put retenir l'ombre d'un sourire sur ses lèvres. Elle avait mérité ça et elle appréciait qu'on s'oppose un peu à elle. Pas d'une façon sadique mais bien sous une forme d'admiration. « Je ne sais pas. La poésie n'est pas mon fort. Je ne vois en ce phare que ce qu'il est. Un gros bâtiment inventé par l'Homme pour guider les navires. Rien de plus. Ce n'est pas une prison. » Elle aimait pourtant ça, la littérature, lorsqu'elle était plus jeune. Mais lorsqu'elle avait quitté Maddox, elle avait abandonné ce passe-temps. Elle n'en avait plus eu le temps, et de toute façon son esprit s'était fermé à toute forme de fiction merveilleuse. Aussi, quand Lola tourna enfin son regard vers elle, Raven fit de même pour soutenir cette tension entre elles. Et rien que pour ça... « Très bien, si ça te fait plaisir. » Le sourire sur ses lèvres s'étira, toujours avec élégance, mais qui puait la provocation. Elle n'était pas effrayée. Ni par elle, ni par un phare, ni par une quelconque démence possible. Tranquillement, elle tendit le bras vers le chemin qui y menait pour l'inviter à s'y engager. « Disons que c'est pour me faire pardonner de mon retard. » assuma-t-elle finalement.

Si l'âme sombre de Raven semblait imperméable, l'océan de folie qui ondulait dans le regard de Lola n'avait rien de beaucoup plus lisible. Les deux vipères se tournaient autour en sifflant, tout en longeant le même chemin épineux comme si aucune d'entre elles n'était prête à mordre l'autre d'une seconde à l'autre. « La démence n'est pas ce que j'appelle la liberté. C'est le contrôle qui me rend libre. » Une vague caresse du regard sur la silhouette de la blonde à ses côtés puis Raven se concentra uniquement sur le phare. Elle aurait bien voulu voir ce que Lola voyait, percevoir les sentiments que cette immense bâtisse lui faisait ressentir, mais rien. Ou c'était ses lacunes en poésie, ou c'était son manque d'attache pour les lieux, les biens matériels, les gens... Pour tout, en fait. Rien ne trouvait vraiment grâce aux yeux de Raven qui n'avait jamais eu le temps de se demander ce qu'elle voulait dans la vie. Elle devait d'abord la récupérer, sa foutue vie. Cette fameuse liberté dont parlait Lola et que Maddox pétrissait entre ses doigts. « Le contrôle de mes choix, de mes fréquentations, des lieux que je visite... De l'heure à laquelle je me lève et à qui j'ouvre ma porte. » Réponse toute naturelle à la menace camouflée de celle dont le mordant lui plaisait. C'était peut-être ça, finalement, la raison pour laquelle elle était venue. Tony était sa meilleure amie, précieuse gemme qu'elle ne trahirait jamais, mais Tony n'était pas comme elle. Lola, elle, puait la toxicité. Elle était irrémédiablement attirée par cette âme aussi noire que la sienne. « Et je t'aurais ouvert si tu étais venue me chercher. Et tu aurais été en droit de me passer une soufflante. Mais je suis là et je n'ai pas l'intention de laisser un phare ou qui que ce soit manipuler mon esprit. » Devant la porte, elle laissa Lola payer les entrée en espérant qu'il n'y ait pas trop de marches et pas trop de monde, sans quoi elle allait vite se mettre à soupirer. Mais dans son esprit se jouait une lutte fracassante qui occupait assez ses pensées pour qu'elle ne voit pas passer les nombreuses marches qui menaient vers le sommet du bâtiment. Une fois en haut, elle trouva tout de même un certain réconfort à la vue dégagée du lac qu'aucun immeuble dégueulasse ne venait enlaidir. « Tu m'en veux de t'avoir planté les deux autres fois. » Ce n'était pas une question, elle l'affirmait, était sûre de sa réflexion. « C'est légitime. » Elle posa ses mains sur les bordures de la barrière, jetant un petit coup d'oeil vers le bas de quelques secondes, reposant presque aussitôt les yeux sur l'horizon. « Je l'ai fait parce que je n'avais plus besoin de toi donc plus de raison de te voir. Et puis je me suis rendue compte que j'avais envie de venir. Que nos discussions n'avaient pas toujours tourné uniquement sur ce que je voulais te faire faire et que je les appréciais. Je suis instable, mauvaise, manipulatrice, et si on continue de se voir tu ne sauras jamais si je me sers de toi ou pas. Mais tu le sais déjà, n'est-ce pas ? Depuis le début. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu as autant insisté. »

Indéchiffrable. Les traits neutres mais le regard foudroyant. Lola était pire qu'elle parce que plus imprévisible, moins difficile à cerner. Les objectifs de la Kang étaient haineux, égoïstes, malsains, alors que ceux de la psychopathe restaient un mystère total. La faute à Raven qui n'avait jamais cherché à savoir ce que voulait sa compagne de méfaits, et pourtant elles avaient discuté de bien des choses ensemble, en passant de la pluie et du beau temps jusqu'à des opinions sur des choses bien plus profondes, sociales et politiques. Malgré tout, elles n'avaient jamais rien engagé sur leur vie privée ou sur leur personnalité, sur ce qui les avait façonné, sur ce qui les avait rendu aussi dures et amères. Elle aurait pu chercher, la garce asiatique, trouver des informations personnelles, en apprendre plus sur son nom, sa famille, son entourage, tout ce dont elle pourrait se servir pour l'utiliser à sa guise, elle avait les contacts pour ça, elle avait la possibilité de le faire, mais jamais elle n'en avait eu besoin parce que Lola avait toujours tout donné sans rien demander en échange, et c'était ça qui restait le plus incompréhensible, finalement. Alors même qu'elle savait qui était Raven, qu'elle savait ce qu'elle était, qu'elle savait comment elle était. Une énigme.

« Satisfaite ? » De pire en pire. Ce n'était pas la première que Raven manipulait, ce n'était non plus la première à apprendre qu'elle avait été utilisée, mais c'était la première à ne pas taper une crise de colère ou à fondre en larmes. Elle aurait même préféré que Lola s'énerve en fait, parce que là, elle était désemparée et elle n'aimait pas ça. Ses yeux noirs suivirent les mouvements de la vipère, son esprit imprima chaque mot qu'elle lui crachait au visage, et ça faisait... mal ? La jeune femme garda les lèvres scellées, son coeur accélérant lentement dans sa poitrine, douloureusement. Respirer lui faisait mal, comme si une boule bloquait sa gorge et laissait difficilement passer l'air. Elle ne parvenait même pas à déglutir. Figée, suspendue dans le temps, elle faisait face à cette nonchalance et ce dédain et le prenait de face comme une nouveauté. Ce n'était pas la première fois non plus qu'on lui crachait ses vérités à la gueule, ce ne serait pas la dernière. Alors pourquoi était-elle touchée cette fois particulièrement ? La caresse sur sa joue lui arracha un frisson. Elle aurait eu envie d'attraper la tignasse de la folle pour lui éclater la tête sur la rambarde et la faire passer par dessus bord. Puis elle réalisa que ce n'était pas à elle qu'elle voulait faire du mal mais à Maddox. Maddox et sa violence, Maddox et ses mensonges, Maddox et son mépris, Maddox et son emprise, Maddox et sa domination. Il l'avait façonnée ainsi et elle aurait pu voir les choses autrement, devenir quelqu'un d'autre, ne pas reproduire ce schéma de maltraitance qu'il avait imprégné en elle, mais elle ne connaissait rien d'autre. « Tu as raison. Je suis méprisable. » souffla-t-elle. Consciente de ce qu'elle était, de ce qu'elle faisait. Consciente des menaces à peine voilées de Lola. « Je ne sais pas. Tu veux essayer ? Si je ne me fracasse pas sur les rochers, je serai avalée par les vagues. Je ne sais pas nager. » Elle se rapprocha un peu plus, sans sourciller, leur proximité aux yeux d'un visiteurs serait sans doute passée pour beaucoup trop intime pour un lieu public. Et alors ? Ses yeux passèrent quelques secondes en revue le visage de Lola, avant de revenir se planter dans les siens. « Mais peut-être que tu aimes trop ça, me haïr ? Que ça te manquerait ? » murmura-t-elle. Sa main remonta sur la joue de Lola, imitant son geste précédent, mais pour mieux aller se perdre dans ses cheveux et les agripper d'un coup, fermement, d'une pression qui n'était pas douloureuse mais qui ne permettait pas l'échappatoire. Ses lèvres frôlèrent les siennes, douces, menaçantes. « Ou peut-être que je t'entrainerai dans ma chute parce que je ne mourrai pas seule, dans le phare d'une ville de merde. Je suis méprisable mais moins que Détroit. » Pas tant qu'elle n'aurait pas détruit tout ce qu'il avait.