Ultraviolet and Scarlet ♱ Minka Kusnirova

La main agrippée à la barre du métro, le regard dans le vide, elle regardait défiler le paysage de cette triste ville avec une amertume telle qu'elle avait l'impression d'être une coquille vide. Son regard quittait parfois les fenêtres pour accrocher des éclats de rire, des brides de conversations, étudiants se plaignant des devoirs, travailleurs partageant les derniers potins, parents et enfants côte-à-côtes, complicité partagée ou boudage futile, et dans ces moments là son coeur se serrait. Elle voyait apparaître dans ses souvenirs le visage de sa mère, qu'il lui semblait ne pas avoir vu depuis une éternité. Elle voulait retrouver sa maison, sa chambre d'enfant, l'odeur de sa lessive, même son crétin de petit frère lui manquait. Une boule dans la gorge, elle essuya sa joue humide d'un geste rageur, releva les yeux vers l'écran qui annonçait la prochaine station ainsi que l'heure. Elle allait être en retard... Elle avait laissé passer deux métro avant de se décider à monter dans le troisième malgré la foule qui s'y agglutinait. Lola ne lui en voudrait pas, ce n'était pas le genre à se formaliser pour ce genre de chose, du moins d'après le peu qu'elle avait appris sur elle.

Elle étouffait. Les portes s'ouvrirent et la slovaque en sortit en jouant un peu des coudes pour se frayer un chemin parmi les gens qui étaient soit trop pressés, soit pas assez. Le vent frais eut à peine le temps de gifler ses joues déjà rougies par les quelques larmes abandonnées que Minka avait calé une cigarette entre ses lèvres. Elle s'était arrêtée, le temps de l'allumer malgré son briquet récalcitrant, puis elle avait suivi les panneaux jusqu'au musée assez connu pour qu'elle n'ait pas besoin d'un GPS, et heureusement parce qu'elle n'avait pas cette fonction sur son modèle pourri de téléphone. Elle trottinait à moitié lorsqu'elle arriva devant les marches, en montant quelques unes pour rejoindre Lola avec un air désolé sur le visage. « Salut. Je suis vraiment très beaucoup désolée, il y avait trop de monde dans le métro, j'en ai laissé passer quelques uns en me disant que ça allait se calmer et en fait... pas du tout. » Elle toussa un peu, surtout à cause de l'effort qu'elle venait de faire tout en fumant, et releva les yeux vers le bâtiment. « Alors c'est ça ? L'entrée n'est pas trop chère ? J'ai... » Ses mains fouillaient les poches de sa veste en jean fourrée un peu trop grande, tirant finalement quelques billets froissés. « Quatre dollars ? » Elle avait depuis longtemps appris à frauder le métro. Elle détestait devoir se farcir l'odeur de transpiration des gens qui s'écrasaient sur elle au moindre tournant mais c'était aussi dans ces moments qu'on pouvait être certain de ne jamais voir les contrôleurs. Impatiente -et frigorifiée- elle entra avec Lola à l'intérieur du musée, repérant déjà les groupes scolaires qu'elles allaient probablement prendre un soin méticuleux à éviter. « Au moins ils ont allumé la chaleur. » Les radiateurs. Les siens ne marchaient pas tout le temps et elle appréciait entrer dans des lieux chauffés.

La foule allait être déçue, il n'y avait pas grand chose à rogner sur les os de la pauvre Minka. « Je dirais plutôt que le problème c'est la surpopulation et le peu de moyens financiers mis en place par le gouvernement pour faciliter la vie des pauvres mais... Oui. Le métro, ça craint. J'avais pas ça chez moi et c'était pas plus mal. » Les bus et autres tramways n'étaient jamais en retard et les grèves quasiment inexistantes. Autant dire que la circulation des populations se passait bien. Sans doute que la mentalité nationale jouait aussi beaucoup sur les échanges entre les gens. Si Minka n'avait pas été piégée à Détroit, elle n'y serait probablement pas restée plus de quelques semaines. L'agressivité qui régnait sur cette ville était étouffante, et comme pour la conforter dans sa vision assez négative des habitants de Détroit, l'accueil du portier ne fut pas des plus chaleureux. La slovaque enfuit à nouveau les mains dans ses poches, les épaules légèrement rentrées dans un réflexe de cocon sur le conflit qui pointait à des kilomètres, mais étrangement les choses se réglèrent très simplement. Encore un point à ajouter sur l'admiration que Lola pouvait susciter chez la petite pute.

« Il s'est passé quoi le mois passé dans le Southwest... ? » finit elle par demander, une fois les portiques passés, un peu timidement. Elle avait l'habitude, depuis que les Devils l'avaient attrapé, qu'on l'envoie se faire foutre quand elle posait des questions, alors avec le temps elle avait arrêté d'en poser. Mais avec Lola, c'était différent. Du moins, elle espérait assez fort que ça le soit pour oser le faire. Ses yeux s'écarquillèrent finalement mais pas pour les tableaux qui s'affichaient devant elles, plutôt pour le prix économisé annoncé. « 20 dollars ?! » Ce gouvernement était décidément un mystère. En principe les finances publics prenaient en charge l'entretien des lieux comme celui-ci, la participation des visiteurs était minime, l'important était de promouvoir la culture, de la rendre accessible. Mais ça, c'était probablement parce que la réflexion sociale de Minka était fortement influencée par ses positions politiques très à gauche.

Son regard balaya les couloirs, attrapant au vol les panneaux de direction, et elle finit par hausser les épaules avec dépit. « On peut suivre le plan ? Je n'y connais rien en art de toute façon, je n'ai pas de préférence. » Puis elle tourna ses yeux gris vers Lola. « Ou alors ! » L'ampoule était presque apparue au dessus de sa tête, brillante mais vacillante. « On commence par le tableau que tu préfères. Tu m'expliques pourquoi... Et après on part à la recherche de mon tableau préféré, et je t'expliquerai pourquoi. Et ça sera amusant de voir à quel point ils sont proches ou éloignés dans la galerie. » Elle allait probablement encore avoir un mal fou à trouver ses mots mais ce n'était pas grave. Avec Lola, elle avait le temps. Aucune pression, aucun danger immédiat. Elle se sentait apaisée. Etrangement en sécurité. Quelqu'un -Lola- d'autre prenait le contrôle du temps et c'était tout ce qui l'importait.

L'odeur d'un musée était sensiblement la même partout dans le monde. Mélange de produits chimiques nettoyants, de papier, de plastique, peut-être un peu de peinture. Elle ne savait pas le décrire exactement mais elle l'appréciait, c'était comme mettre le nez dans un vieux livre, même s'il n'était pas particulièrement plaisant à lire l'ouverture de la première page était toujours agréable. Ce musée là en tout cas lui rappelait la bibliothèque universitaire de sa fac, et alors que l'air chaud l'embaumait, elle profitait de la sensation qui, elle le savait, allait disparaître en quelques minutes. Dans sa poitrine, son coeur s'était resserré sous l'avalanche de souvenirs qui envahissait son esprit. Ses heures de cours, ses amis, sa famille, son travail, l'enchaînement de toutes ces petites choses qui l'avaient menée jusqu'à Détroit. Ville maudite qui lui avait tout pris, qui l'avait arrachée à sa vie si précieuse. La gorge nouée, elle ravala les larmes qui menaçaient de déborder de ses yeux, s'assurant que Lola ne remarque pas ce torrent d'émotions en lui tournant le dos quelques secondes, faisant mine de s'intéresser au... comptoir d'accueil ? « Un membre de gang ? » fit-elle mine de s'étonner. Diversion parfaite. « Il y a des gangs à Détroit ? » Elle n'avait jamais eu l'occasion de poser des questions ou de faire des recherches, la perche que lui tendait Lola était en or massif. Et si ce type faisait partie de ceux qui l'avaient privé de toute liberté ? Elle sentit la nausée remonter le long de sa gorge et prit une inspiration profonde pour le faire passer. « Tu traînes souvent avec ce genre de personne... ? » Aucun jugement dans son ton, de la curiosité, tout au plus. En réalité, une volonté d'en apprendre plus, de savoir aussi si elle s'était embourbée dans une nouvelle relation dangereuse avec Lola ou si elle ne risquait rien.

Les doigts enlacés à ceux de sa guide, Minka suivit en sachant encore moins où se foutre qu'avant son arrivée. Une boule s'était formée dans son ventre, qu'elle n'avait généralement pas avec les femmes et qui ne disparaitrait que si Lola trouvait les bons mots pour la rassurer, sans même savoir qu'elle devait la rassurer.

Elles s'arrêtèrent devant une statue qu'elle reconnut sans mal et releva aussitôt les yeux vers la tête décapitée de Méduse. « Moi je vois l'éternelle domination de tout un genre sur les femmes. » Des bribes de ses lectures féministes lui revenaient à l'esprit. « J'ai lu quelque part que l'une des interprétations de la malédiction d'Athéna était en fait qu'elle voulait donner les moyens de se défendre à Méduse. C'était un renversement du male gaze. Tu sais, le concept postulant que toute la manipulation visuelle de notre société est faite selon la perspective de l'homme hétérosexuel cisgenre ? Ben là, avec ses atouts beautés d'origine, ses cheveux et ses yeux, transformés, elle avait repris le dessus. Son regard objectivait l'homme et on ne pouvait plus la violer. Alors Persée l'a tuée, au nom de tous les hommes, parce que si ces chiens ne peuvent pas avoir ce qu'ils veulent par la force, alors personne ne l'aura. J'aimais bien cette version de l'histoire... » Elle l'assimilait encore plus maintenant qu'elle se trouvait dans cette situation. Elle aurait aimé pouvoir pétrifier les hommes d'un seul regard, les réduire en miettes d'un seul coup de marteau. Tout ce qu'elle réussissait, c'était se prendre régulièrement des soufflantes parce qu'elle fondait parfois en larmes avec un client. Un frisson la parcourut et elle croisa les bras sur sa poitrine. « Ok. Allons chercher si un tableau retient mon attention. » Elle croisa une dernière fois le regard de Méduse et commença à s'éloigner.

Quelques galeries plus loin, Minka s'arrêta devant La Mort de Cléopâtre, de Rixens. Elle passa quelques minutes à l'examiner, à observer les détails, à apprécier les couleurs, les détails, et enfin elle se pencha sur le petit texte d'explication. Un petit sourire se dessina sur ses lèvres et elle se tourna vers Lola. « Celui-là, il me plait beaucoup. Et tu vois les cheveux de la servante qui est morte ? On dirait des serpents. » Le voilà leur point commun. « Tu connais l'histoire de la mort de Cléopâtre ? Elle a préféré se donner la mort plutôt que de subir la domination masculine, l'humiliation d'être exhibée dans les parades romaines des nouveaux esclaves, et de voir tout son travail s'effondrer. » Un courage qu'elle ne trouvait pas et qu'elle admirait.