Tapinage artistique | ft. Booker

 « Qu'est-ce que... c'est quoi ces faux papiers encore ?
- Marie-Pierre Sauciflard, 48 ans, vendeuse d'eau tiède !
- Je peux le cogner... ?
- Y peut me cogner ?
- Non, on a dit pas de grabuge aujourd’hui, t’a entendu le commissaire. Plus encore avec la clique qu’il avait ce matin dans le bureau. Faut faire ça propre.  
- Merde, si j’avais su qu'y avait du gratin, j’serais passé directement au poste et j'aurais ramené un tupperware ! Si vous m’emmenez maintenant vous croyez qu’il accepterait d'me signer un autographe l’commissaire cette fois ? Chui fan depuis tout p'tit vous savez. Oh ! Il a toujours le dessin que je lui avais fait ? J'espère en tout cas, c'était bien casse-couille de gratter la crasse sous le banc pour avoir de quoi dessiner.  
- ... Bon, d'accord, mais évite le visage.
- Hein ? Wooh !... »

Le corps tout entier se retrouva plaqué contre la paroi parsemée de graffiti pour procéder ensuite à une dérouillée en bonne et due forme, dans l'espoir que cette fois-ci, son niveau de débilité ne franchisse pas la barrière de ses lèvres. Ce n'était pas grand-chose ce qu'on lui demandait, des informations somme toutes minimes sur les derniers clients qui avaient revendu sa came a deux balles. Un dealer de bas étages, de pacotille, une brindille qui avait l'habitude de se faire coincer entre deux ruelles un peu sombres pour cracher des renseignements faux la plupart du temps. Un type à la gueule défraichie qui paraissait probablement bien plus vieux qu'il ne l'était en réalité, tant il avait dû consommer.

Ce n'est qu'après lui avoir secoué les puces que le trentenaire eu la gentillesse de le relever, de dépoussiérer vaguement ses vêtements comme si rien ne s'était passé et de lui accorder un sourire qui en disait long sur la patience qui n'y était que très peu. Impossible de se plaindre réellement, après tout, Camille avait obéi : son visage ne présentait pas une seule marque colorée.

« J’suis pas sûr que ce soit complément dans les normes t'sais. »  

Haussement d'épaule, soupire, à qui voulait-il se plaindre des méthodes utilisées ? À son collègue qui fermait soigneusement les yeux, probablement tout aussi agacé par sa personne qu'il pouvait l'être ? Au chat de gouttières passant par la poubelle pour sauter sur la rampe d'escalier ? Ou au témoin plus qu'inexistant ? Il laissa le soin à son homologue d'extraire quelques réponses alléchantes. Suffisamment pour qu'ils en viennent à se séparer, lui partant faire le tour du quartier à la recherche d'activité amplement légale, tandis que le collègue repartait avec le blondinet sous le bras en direction du poste. Pas de grabuge qu'il avait hurlé une dernière fois avant de tourner à la sortie de la ruelle. Simple pouce levé en guise de réponse qu'il n'eut de toute évidence le temps de voir.

Camille souhaitait simplement se débarrasser de ça en deux trois mouvements et retourner vaquer à des occupations plus intéressantes. Comme, profiter de sa gamine qu'il avait à peine eu le temps de croiser entre deux claquements de porte de la salle de bain ses derniers jours. Rattraper ce temps qui se perdait à toute à l'allure avant qu'il ne soit trop tard.
Nouveau soupire agacé, cette fois à l'encontre de l'ambiance néfaste qui se baladait dans l'air et qui se ressentait jusqu'au tréfonds de ses entrailles. Southwest et son sud délaissé avait tout pour faire fuir un pauvre chiot abandonné. Tout comme il convenait idéalement aux petits délinquants qu'il traquait.
 

Démarche tranquille dans les rues délabrées. De prime abord il ne ressemble qu’à un homme lambda se baladant dans les pires environs qui soient. Pas un chat, pas une âme qui vive aux alentours, difficile de faire ce pour quoi on le paye quand il n’y a personne pour lui en donner une raison. Finalement, il aurait dû laisser cette tâche à son collègue, rentrant bien sagement dans son bureau pour se tourner les pouces différemment. Comme s’il venait de perdre à la courte paille et, cela l’emmerdait grandement, parce qu’il était un homme de terrain qui avait besoin de voir le monde vibrer. Besoin de se sentir utile et que celui ne s’enflamme pas entre ses mains.  

Bruit de moteur qui résonne dans son dos et auquel il ne prête que très peu attention. Il ne ressemble qu’à être ordinaires, déambulant dans la ville, arme rangée dans son holster et badge dans le fond d’une poche. Il faudrait le fouiller pour en voir la supercherie.  
Moteur qui ralentit à sa hauteur, le force à sortir pleinement de ses pensées, qui l’oblige à tourner le regard et observer un véhicule aussi familier que le propriétaire qui hurle son nom. Son corps faiblement penché en avant pour en avoir la certitude, les traits de Booker se dessinent tels qu’ils étaient ; un sourire un peu trop large à son goût.  

« J'rentre pas, je fais le tour du quartier »

Des mots lancés avant nonchalance, mais il eut le sentiment que le propriétaire n'allait pas le lâcher d'aussitôt. Alors, il s'engouffra dans la voiture en soupirant, gagnant du temps probablement sur sa marche. Un deuxième soupire plus agacés lui échappa des lèvres tandis qu'une boîte de pâtisserie se déposa brusquement sur ses jambes. Grommellement vaguement laissé entendre, le trentenaire déclina la proposition d'un simple coup de tête, loin d'être un réel amateur de sucre, ce qui a souvent le don d'agacer sa gamine qui aimerait plus de douceur dans les placards. Pauvre enfant.

Ses yeux fixèrent silencieusement l'extérieur, à la recherche du détail qui lui manquait tant, du petit mouvement qui lui ferait bondir hors du véhicule et sortir une paire de menottes. Pour son plus grand malheur il n'y avait rien d'autre que le silence morbide des rues, l'odeur des donuts et la respiration forte de son voisin.

« Rien pour le moment. Ils sont tapis dans l'ombre comme des rats. »

Détail qui avait le don de l'agacer. Information qui se sentait dans le ton ferme de sa voix.

« Dis-moi que tu as de la pêche de ton côté ? J'ai besoin de me mettre quelques choses sous les dents. »
 

Le trentenaire avait besoin de sa dose d’action. Bourreau de travail, obstiner à être un homme de terrain, à profiter de la chasse. Le fait qu’il n’y avait rien l’emmerdait au plus haut point, parce qu’il ne voulait pas rentrer au poste et s’asseoir derrière son bureau en attendant que le temps passe. Il n’avait pas l’envie d’ouvrir la montagne de paperasse qui rôdait dans un coin de sa table à deux doigts de le dévisager. Non pas qu’il cherchait spécialement les coups de feu partant dans tous les sens, mais il ne disait clairement pas non à quelques coups de poing à donner.  
C’est là qu’il l’entendit, ce grésillement provenant de la radio, cette conversion qui annonçait soudainement quelques de bien plus intéressant. Comme si le monde venait de répondre à son besoin de se défouler un peu. Il aurait été à deux doigts sourires si ses yeux ne s’étaient pas concentrés sur la route et que ce corps ne se tendait pas, prêt à sauter hors du véhicule.  

Quelques minutes passèrent avant que Camille ne suive son collègue, pourchassant le criminel qui semblait insensible aux ordres hurlés. Une fois la porte franchie, l'inspecteur s'arrêta net, le temps de s'habituer à la lumière, puis il cligna plusieurs fois des yeux pour comprendre ce qu'il observait. Un doute passa sur son visage, mais il préféra ne pas émettre de remarque, bien que ses pensées coïncidaient avec celles de son voisin. C'était... artistique, en quelque sorte. Camille fronça les sourcils, ajusta sa veste pour cacher son arme, puis s'avança avec calme vers une peinture pour se mêler aux autres.  

Ses yeux scrutèrent les alentours à la recherche du fugitif. Personne ne portait de béret, mais il se doutait que le criminel recherché se démarquerait au milieu de cette foule élégamment vêtue. Il avait du mal à comprendre pourquoi ce genre de "fête" se tenait dans le quartier Southwest plutôt que dans une galerie d'art prestigieuse, avec une sécurité et des artistes plus... respectables. Et habillés, de préférence.  

« Elle est magnifique n’est-ce pas ?  

Camille tourna la tête et fixa l'individu s’étant glissé à ses côtés. Le regard fasciné et émerveillé de cet homme l'incita à regarder à son tour la toile devant laquelle il se tenait simplement.

- Vous aussi ressentez cette fragilité dans cette œuvre ? Tout ce désespoir qui se déverse et se communique à travers les couleurs. C'est envoûtant, puissant, captivant. On peut presque ressentir le tourbillon de la vie qui nous quitte pour nous plonger dans les profondeurs d'un désert infini. Il a dû y mettre tellement de passion. Qu'en pensez-vous ? »  

L'inspecteur inclina légèrement la tête, cherchant à saisir ce que l'homme décrivait à propos de la peinture. Son expression se durcit davantage, ne parvenant pas à discerner le "désespoir" ni “l'envoûtement", ni même la passion, s'il y en avait.

« Si vous le dite.
- Oui, cela vous laisse sans voix, je comprends. C'est si envoûtant.  
Envoûtant ? Vous plaisantez j’espère ?
- Plaît-il ?
- C'est juste un foutu point rouge au milieu d'un tableau vide. Souffla-t-il. Revoir votre concept de l'art serait approprié. Même ma fille pourrait faire mieux que ça. »

La pensée qu'il avait exprimée sortit plus durement de ses lèvres que ce qu'il avait imaginé, mais elle n'était pas dénuée de sens. Il n'y avait rien, absolument rien. Et ce qu'ils appelaient "art" se vendait à des prix exorbitants. Trop exorbitants à son goût. Autant donner un pinceau à son enfant et attendre de devenir milliardaire sans le moindre effort. Sa réponse n'était clairement pas du goût de l'amateur, qui tourna les talons en marmonnant dans sa barbe, exaspérant Camille qui leva les yeux au ciel. Tant mieux, qu'il s'en aille, pensa-t-il. Il reporta son attention sur la foule, finissant par fixer un homme qui semblait correspondre à la description entendue précédemment. D'un coup de coude, il attira l'attention de son collègue tout en désignant d'un mouvement de tête la direction.

« Je prends à gauche, toi à droite. »  
 

Comme si on assistait à une opération commando improvisée menée par des incompétents. Hors de question que ce crétin leur échappe une fois de plus. Courir après lui, se salir les mains, sentir cette odeur de rat mort en fuite, ce n'était vraiment pas son truc. Il avait le contrôle dans l'art de la bagarre, de l'interrogatoire, de l'enquête, de la résolution d'énigmes, mais lorsqu'il s'agissait de faire accélérer les battements de son propre cœur, il préférait garder ses distances. Il avait une excellente condition physique, il tenait la distance, mais il n'aimait pas ça. Alors, il se glissa à gauche, feignant un intérêt pour les tableaux, prêtant une oreille distraite aux conversations inintéressantes sur l'art, tout en fixant intensément l'individu à appréhender. Il attendait le moindre signe de dérapage, prêt à agir en un éclair.

Camille gardait un œil sur la foule compacte, ses doigts près des menottes, bien conscient du risque de déclencher un bain de sang. Un rapport à rédiger, ce serait gênant. Il échangea un regard en coin avec son collègue, signe qu'ils étaient prêts à l'attraper avant qu'il ne puisse s'enfuir.
Il ignora le mouvement de la foule qui devenait inévitable. Un peu d'action pour briser la monotonie de leur séance d'observation artistique. Il ne voulait pas gâcher la fête en tirant un coup de feu. Alors, quand l'occasion se présenta, il passa les menottes avec un peu trop de force, lançant un murmure moqueur à son prisonnier.

« Allez, trouve une excuse pour que je te défigure. »  

Il aurait presque souhaité qu'il la provoque pour se donner une raison de l'envoyer à l'hôpital. Presque un frétillement d'impatience pour que ça arrive. Mais il n'y réfléchit pas trop longtemps et se concentra sur la foule qui les entourait. Pour apaiser la tension, il s'adressa aux spectateurs.

« Mesdames et Messieurs, ne vous inquiétez pas, tout est sous contrôle. Nous nous excusons pour cette interruption, nous venons d'appréhender un criminel. Vous pouvez maintenant reprendre votre contemplation... de 'l'art'. »

Il n'attendit pas réellement de réponses de leur part et ouvrit la marche, ignorant les murmures qui circulaient.

« Tu sais ce qui me dépasse dans tout ça ? dit-il en se tournant vers son collègue, le prix. Comment peut-on dépenser une somme astronomique pour un point au milieu d'un tableau vide ? Ça aurait du sens s'il s'agissait d'un Van Gogh ou d'un Picasso. Mais là, je suis perdu. »

Des milliers, voire des millions, jetés par la fenêtre pour une œuvre d'art factice. Camille secoua la tête.

« Et le plus incroyable, c'est que cela attire un troupeau d'idiots prêts à vider leur portefeuille pour quelque chose qui ne coûterait même pas sept dollars chez Brico Déco. »

Son ton était glacial, dénué de toute émotion, accentuant sa désapprobation pour ce genre de mascarade artistique.  
 

"Massacre artistique," se dit-il, trouvant que l'expression était des plus appropriées pour décrire le chaos qui se trouvait à l'intérieur du hangar. La situation était totalement absurde à ses yeux, et il peinait à la comprendre. Cependant, il était ravi de ne plus être à l'intérieur, échappant ainsi à la foule en extase devant si peu de beauté. Il soupira, s'installant dans la voiture.

« Pour des cubra libre de cette qualité, je suis prêt à monter à 10 dollars ! Et je parie que notre visite au bar ne sera pas une partie de plaisir. »

Il envisageait déjà les richesses qui découleraient de cette situation chaotique, grâce à des ressources de qualité et du matériel haut de gamme. Les fins de mois difficiles allaient devenir un lointain souvenir, et bientôt, il serait en mesure d'acquérir piscine, jacuzzi, et tout ce qui s'en suivait. Tout semblait presque trop parfait pour être réel.
Puis, un criminel appréhendé interrompit ses pensées.

« Euh, excusez-moi, mais pourquoi suis-je arrêté, en fait ? Parce que vous savez, moi, l'art, je suis un connaisseur. J'en vends même. »

Camille releva les yeux vers le rétroviseur, un sourcil arqué dans une expression de sarcasme évident. Il n'était pas sûr de savoir ce qui le dérangeait le plus dans ses paroles, mais il répondit d'un ton moqueur :

« Primo, tout en levant un petit doigt, parce que tu t'es enfui. Si tu n'avais rien à te reprocher, tu n'aurais pas pris la poudre d'escampette, n'est-ce pas ? Deuzio, contempler tes croûtes sur une toile ? Oh, bien sûr, c'est le summum de l'art. Tercio la drogue, te rappelle-t-elle quelque chose ? »

L'individu bafouilla, incapable de répondre de manière cohérente, tout en scrutant les trois doigts tendus en l'air, comme s'il cherchait désespérément à trouver la réponse appropriée à l'absurdité qu'il venait de mentionner. Camille secoua la tête, ne comprenant pas pourquoi certains s'obstinaient à sauver leur peau quand tous les indices étaient contre eux.

« Non, mais je suis innocent. J'étais... j'étais... j'étais avec ma femme. Oui, c'est ça. Ma femme. Elle va accoucher. Ce n'est pas de ma faute, je n'ai rien touché.
Camille laissa échapper un soupir de lassitude.
- Est-ce moi, ou plus les années passent, moins ils font d'efforts pour inventer des mensonges crédibles ? C'est un peu comme l'art, tu vois, une vaste blague. »

 

Vraiment, Camille se demandait d’où provenaient les absurdités qu’ils pouvaient tous débiter avec autant de facilité. Bien sûr, il était conscient que certains devaient forcément dire la vérité. Le ratio n’était pas entièrement composé de personnes penchées entièrement vers le mensonge. Mais est-ce que cela changeait réellement quelque chose ? Non. L'acte criminel était commis et les moyens pour s’en racheter n’étaient pas aussi simples. Il saluait tout de même l’effort, attribuant d'après Camille un petit dix sur vingt pour la tentative.

Camille ne releva pas immédiatement les remarques résonnant à ses oreilles. Gentiment accroché à la portière, il attendit que son collègue termine son petit dérapage pour lui rendre son sourire vicieux et, accessoirement, éviter de rire pour ce qui était arrivé au prisonnier. Il allait y avoir des taches de sang à nettoyer après ces bêtises, joie. Mais bon, une dent en moins, une de plus ou en moins, il devait être habitué, non ?

« Au moins, ils ont du courage pour essayer, on peut au moins leur reconnaître ça. »

Et cela n’était pas donné à tout le monde. Vraiment. C'était peut-être un premier pas vers quelque chose de bien pour leur avenir, ou pas du tout.

« Enfin, j’attends de voir le jour où l’un d’eux réussit à s’en sortir avec ses mots, ce sera à noter dans les annales. »

Dans les annales, les archives, et surtout les gros titres des journaux, car là, ce serait quelque chose de totalement nouveau. D'absurde, certes, mais nouveau. Rien que d’y penser, il avait du mal à l’imaginer convenablement. Quoi qu'il en soit, Camille prit un instant pour réfléchir à la question. Les années, il avait cessé de les compter, tant au final, il était là depuis toujours.

« J’ai commencé ici et, qui sait, vu comme c'est parti, je finirai sûrement ici. Enfin, au moins je ne suis plus le bleu qui donne des contraventions depuis des années et c’est génial. »

Il paraît qu'il fallait forcément commencer en bas de l’échelle avant de pouvoir gravir les échelons et devenir quelqu’un ou simplement pouvoir réellement faire quelque chose dans cette ville. Il était loin d’être pressé de retourner coller des post-it sur les voitures et se faire insulter toute la journée. Oh, attendez, ça c’était déjà le cas en fait.

« On verra ce que nous réserve l’avenir, si je reste, c’est principalement pour la petite, parce qu’elle a toute sa vie ici, tu vois ? Je n'ai pas envie de la forcer à changer de coin, même si parfois je me dis que changer d’air polluant ne ferait pas de mal. »