Law and disorder - Kenneth & Camille

Le palpitant cogne contre les tempes, l’irritation jubile dans ses veines et Dieu sait que s’il le pouvait, il aurait déjà lancé son poing contre ce petit être arrogant sous son nez. Mauvais endroit au mauvais moment, le hasard faisait si bien les choses. Le hasard avait le don de trouver des alibis aussi peu recherché qu’une chaussette dans le fin fond d’un lave-vaisselle. Le hasard l’emmerdait. Tout comme la présence de son voisin dans le rôle de l’avocat. Inspiration contrôlée, quelque noté griffonné sur son calepin, l’envie de relâcher cette d’andouille n’y était pas. Il ne le méritait pas. Il y avait – pourtant – suffisamment de fait pour qu’il reste cloué entre quatre murs. Des faits, uniquement des faits.  
Le trentenaire n’insista guère. Il était libre, pour l’instant. Mais il l’avait dans le collimateur. Il était prêt à lui tomber dessus à la moindre occasion pour lui faire passer l’envie de recommencer d’aussi tôt. 21 ans et bizarrement rien dans le fond de la cervelle. Étonnamment, il y avait un certain soulagement à se dire qu’il élevait une fille et non un garçon, comme si les probabilités pour qu’elle finisse aussi mal n’existait pas. Certainement parce qu’il veillait au grain, sûrement trop.  

Le corps tout entier se laissa tomber à son bureau. Tête penchée en arrière, deux doigts pinçant l’arrêt du nez en prévention d’une migraine qui ne saurait tarder. Camille avait beau aimer son travail, il le détestait face à des êtres que le monde considérait comme adulte alors qu’il n’en était rien. L’injustice dans toute sa splendeur.  
La voix de l’avocat résonna à ses oreilles et sans relever la tête pour autant, il ne put s’empêcher de grincer des dents tant il sentait l’amusement que cela provoquait, mais qui ne semblait pas encore réciproque.  

« La justice faire son tra... tss »  

La justice ? Quelle justice ? Celle qui permet de remettre les criminels à l'extérieur comme s'il passait commande à une boulangère. Où était la justice là-dedans alors, qu'il savait pertinemment qu'il retrouvait cette crapule dans sa salle d'interrogatoire dans moins d'une semaine. Certainement avec le même discours servi sur un plateau d'argent.
Camille inspira un grand bol d'air qui n'avait plus rien de frais tant il était resté enfermé dans le bâtiment. Redressant la tête, il toisa l'homme de l'autre côté du bureau avec l'envie de lui ravaler son petit sourire en passant par le gosier.

« Tu sais, la prochaine fois tu peux ne pas te déplacer et me laisser mettre ce petit con derrière les barreaux une bonne fois. Je sais que ça te plait, mais pas moi. Tu me fais chier. »

Piqué par la situation qu'il avait toujours dû mal à comprendre, le trentenaire croisa les bras sans pour autant détourner ses yeux durs. Il se demandait réellement pourquoi les avocats commis d'office existait, à quoi il servait, particulièrement pour la vermine de ce petit monde. Pourtant, s'il ne connaissait pas cet avocat-là, il lui aurait fait gouter son agrafeuse, avant de le faire expédier dehors à grand coup de pied au derrière. Camille roula finalement des yeux, il ne faisait que ce pourquoi il était payé après tout. Et au fond, c'était bien le poste qu'il occupait qui l'emmerdait, non l'ami qu'il connaissait.

« Bon et toi. Comment ça va ? Je trime dans un poste qui pue la transpiration à longueur de journée, je manque de sommeil et je suis probablement irritable. Mais toi j'imagine que tu n'as pas fait de pause depuis longtemps, n'est-ce pas ? »
 

    Une pause. Voilà un mot bien étrange raisonnant à ses oreilles, claquant entre son palais et sa langue. Une chose qu’il n’était pas certain de comprendre. Trimant derrière un bureau usé, à se faire des vieux os. S'écorchant les poumons à courir derrière les criminels usant cruellement son palpitant. Il s’arrachait les cheveux, s'épuisait les yeux devant un monticule de papier abandonné ici et là. Une pause. Un drôle de nom passant entre ses lèvres et qu’il prenait rarement le soin d’user pour lui-même. S'il avait les traits affaiblis, il était facile de sentir ceux de son ami qui l’était tout autant. Lui s’inquiétant davantage pour ce dernier que pour sa propre santé.  

Camille haussa les épaules comme pour toute réponse. Les aiguilles de sa montre s'était suffisamment avancé pour lui permettre de quitter son poste et s'octroyer un moment à emmener son esprit hors des quatre murs de son bureau. Il étira les muscles de son corps en quittant son siège, craquement des os qui hurlaient qu'on les laisse enfin se reposer. La veste jetée sur l'épaule, il ouvrit la marche. « Évidemment que tu m'invites. C'est bien pour ça que j'accepte. » Faible rictus qui se dessina sur ses lèvres. Premier vague sourire décrocher sur son faciès. L'espace d'un instant il avait l'impression de retrouver sa bonne humeur. De toucher des doigts un peu de joie dans ce monde qui n'avait que cesse de le lui ôter. S'il avait pu, si seulement c'était possible, il en profiterait à chaque seconde. Il s'en contenterait sans en demander davantage. Mais il le savait déjà que ce n'était qu'éphémère, que ça ne durerait que quelques heures avant que la dure réalité ne revienne frapper à sa porte. Que l'insouciance disparaisse. Maigre soupire à cette simple pensé, préférant chasser toutes ses mauvaises ondes au loin.

Le trentenaire traversa les postes dirigés sur sa route, ignorant les quelques regards pouvant s'attarder, rapide enjambé pour atteindre l'entrée. Passant le seuil de la porte, ce grand bol d'air frais décrassa vaguement ses bronches. Celui qui lui donna la sensation de pouvoir enfin respirer. S'il aimait son boulot, il détestait rester enfermer trop longtemps entre les murs ternes de son bureau. Préférant la chasse à la paperasse.

« Alors, comme ça t'a veillé hier ? Avoue-le, t'es simplement resté sur ton téléphone à faire passer des vidéos en pensant que tu étais encore jeune pour le faire. »

Il désigna du bout du doigt un établissement de l'autre côté de la rue. Ce n'était pas bien loin, mais cela lui suffisait amplement pour se sentir assez éloigné de son service qu'il ne quittait réellement jamais. Une pique gratuite qu'il se contenta de formuler avec autant de désinvolture dont il fut constitué. Zigzague entre quelques passants, il traversa la rue sans réellement se presser, sans vraiment prêter attention aux deux véhicules encore trop loin pour s'en soucier.

« T'as le bonjour de la petite. Elle me demande encore quand est-ce que “tonton Ken” reviendra pour la garder. Il soupira en secouant la tête, ses pieds se posant sur le trottoir d'en face. Faut croire qu'elle te trouve plus “cool” que son vieux père. »

 

    Plus "cool," c'est le mot exact que sa fille avait utilisé pour le qualifier. C'est le terme qu'elle semblait désormais utiliser pour tout individu qui n'était pas son infortuné géniteur. Difficile de discerner si elle plaisantait ou si ses paroles portaient une once de vérité. Pour Camille, les doutes étaient massifs, et il avait choisi de se réfugier dans le déni, comme s'il s'agissait d'une vieille amie dont il ne pouvait se passer. Cette option s'avérait bien plus confortable, après tout. Après avoir poussé la porte de l'établissement, il s'installa à la table déjà commandée et plongea inévitablement son nez dans la carte, même si le choix était évident. Un mince sourire se dessina sur ses lèvres, tandis que ses yeux se détournèrent de la carte pour se poser sur son collègue.

« Il serait temps ! Parce que je n'arrive toujours pas à croire que quelqu'un puisse supporter ta vieille carcasse. Je reste persuadé que tu as inventé cet homme. Ou pire, que c'est un acteur que tu exploites. »

Un rire prêt à jaillir, mais se retenant de le faire. Si Camille devait y réfléchir sérieusement, il se dirait qu'il est ravi et heureux pour son ami. Après tout, le bonheur de son collègue était la priorité, n'est-ce pas ? Peu importe avec qui il finirait, il avait retrouvé la joie de vivre, et cela était le plus important. En ce sens, il enviait son ami, bien qu'il ne soit plus en quête de quelqu'un pour partager sa vie. Il ne pouvait nier que de la compagnie, autre que celles des professionnelles de la joie, ne serait pas nuisible. Quelqu'un pour se réveiller le matin et concocter une excuse pour utiliser ce gaufrier recueilli dans le fin fond du placard. Quelqu'un qui resterait simplement à ses côtés, sous une couverture, le bruit de leurs respirations apaisant comme une oasis de calme. Une idée qui prenait la poussière, tout comme ses autres ustensiles de cuisine inutilisés.

Camille passa commande à la serveuse d'un café, noir comme l'enfer, et de ses célèbres pancakes au bacon et au sirop d'érable, qui menaçaient dangereusement de faire monter son cholestérol inexistant. Ensuite, il répondit d'un ton sarcastique :

« Tu as vraiment le don pour attirer des clients... comment dirais-je... excentriques ? Cela dit, je préfère largement ce sale gosse à celui qui volait de la lingerie féminine. Il était carrément perturbant. »

Un bon cran au-dessus, pour sûr. Et ce n'était pas seulement à cause de son apparence, qui criait littéralement voyeurisme, même si c'était en grande partie le cas. C'étaient surtout ses actes qui avaient de quoi laisser perplexe. En comparaison, l'abruti de tout à l'heure était un véritable rayon de soleil. Si Camille pouvait se plaindre des cas difficiles qu'il héritait derrière les barreaux, il n'osait même pas imaginer les perles que son ami devait dénicher à chaque fois.

« D'ailleurs, tu te souviens de Freyzer ? Petit, chauve, qui laissait toujours un morceau de fromage dans le réfrigérateur de la cafétéria ? »  

Il attendit un instant, espérant que sa description évoque un souvenir.  

« Eh bien, ce type va se marier avec la réceptionniste ! Non, pas la jolie réceptionniste du samedi, l'autre, celle qui partira à la retraite dans un mois. Personne n'avait vu venir cette union, je peux te le dire. »

 

    Ah, la jolie réceptionniste du samedi, une véritable vedette capable de faire tourner les têtes et d'égayer la monotonie de la vie. Si seulement elle pouvait être présente toute la semaine, peut-être que Camille serait moins grognon. Enfin, au moins, il y avait un nouvel élu qui goûterait aux joies du mariage. Quelle chance ! Une pensée amère lui traversa l'esprit à propos de l'institution matrimoniale. Cependant, il attendait avec impatience le jour du mariage, non pas pour la cérémonie et la célébration de l'amour, mais bien pour les petits fours gratuits et le champagne qui coulerait à flots.

« Promis, tu seras mon +1. On va profiter du bar. »

Au moins, il était sûr de passer une excellente soirée, en bonne compagnie, à chercher une célibataire parmi les invités pour passer le temps en toute impunité. Camille restait un homme comme un autre, quoi qu'on en dise. Mais la bonne humeur générée par ces nouvelles perspectives fut de courte durée, éclipsée par une révélation inattendue de son homologue. Une mine stoïque figea son visage pendant quelques secondes qui semblaient une éternité. Même l'odeur alléchante du bacon sous son nez ne parvint pas à adoucir ses traits. Les paroles de son collègue l'avaient frappé de plein fouet. Après quelques inspirations profondes, il secoua la tête.
Pourquoi venait-on le déranger avec de vieilles histoires alors qu'il était plutôt de bonne humeur ?

« Et alors ? » répliqua-t-il sèchement.  

Évoquer son ex-fiancée, savoir qu'elle était revenue dans son entourage, ne lui plaisait guère. Est-ce que cela changerait quelque chose de toute façon ? Non.

« Pourquoi devrais-je l'écouter maintenant, hein ? Pourquoi ? Elle s'est barrée en claquant la porte sans prendre la peine de 'discuter' ou 'écouter', » ajouta-t-il, avec une pointe d'amertume.  

Il attrapa sa fourchette, mais il était incapable de la planter dans son pancake, alors il la tapota contre le rebord de la table, clairement mécontent.

« Elle est venue me voir une fois, oui. Comme une fleur, elle a débarqué à la maison... tss. Impossible, je ne peux pas, » marmonna-t-il.

Il reposa sa fourchette, poussa son assiette comme s'il avait perdu tout appétit, l'agacement clairement visible sur son visage. Pourquoi devrait-il faire un effort alors que c'était elle qui les avait quittés en prononçant des atrocités ?

« Je n'ai aucune raison de vouloir l'aider. Elle a été très claire à ce sujet. Et ne me sors pas l'excuse 'ce serait bon pour Aria', ne l'utilise pas comme argument, parce que c'est faux. Ce qui aurait été bon pour elle, c'est qu'elle ne l'abandonne pas. Quoi qu'elle ait besoin, elle devra se débrouiller sans moi. »

 

    Il chercha désespérément dans son esprit, tentant de trouver une parcelle de motivation pour aider son ex-femme, mais rien ne le poussait dans cette direction. Rien ne semblait justifier de lui tendre la main. Comme il l'avait affirmé, elle n'avait qu'à se débrouiller par elle-même, comme elle l'avait fait jusqu'à présent. Alors pourquoi revenir soudainement comme un ange ?
Cependant, il écouta malgré tout. Il le faisait pour l'ami qu'il était. Pour lui, il était prêt à faire cet effort.
Pourtant, cela ne changea que très peu l'expression sans vie qui figeait son visage. Ses yeux, bien que ternes, avaient tout de même réagi. Il n'était pas tous les jours que l'on venait lui annoncer que son ex-fiancée était liée à une histoire d'homicides. Encore moins que cette information ne lui était pas parvenue plus tôt. C'était étrange à imaginer, difficile à accepter. La femme qu'il avait connue, enfin, celle qu'il croyait connaître, ne se retrouverait jamais dans une telle situation. Pourtant, celle qu'il avait connue n'existait plus, alors était-ce réellement surprenant, finalement ?

« Aucun enfant ne veut grandir sans ses parents. »  

Après un silence plus long que prévu, il lâcha l'information. Il n'avait pas l'intention de débattre de la situation, comprenant tout à fait le désir de Kenneth de faire ce qu'il croyait juste. Il ne voulait pas non plus souhaiter à sa filleule la même chose. Cependant, il ne pouvait pas s'empêcher d'exprimer sa propre opinion.

« D'accord, et alors ? Si tu veux faire une bonne action, c'est bien pour toi. Si tu veux l'éviter d'aller en prison par bonté d'âme, vas-y, tu sais quoi, je ne vais pas t'en empêcher. »

Il n'avait aucune intention de s'y plier lui-même. Car, pour lui, Camille, cela ne changeait rien.

« J'adorerais, vraiment tu sais, être capable de mettre tout ça de côté et dire OK, je lui viendrai en aide. Mais je ne peux pas. Jamais je ne lui aurais tourné le dos, qu'importe les problèmes qu'elle aurait pu avoir, qu'importe ce qu'elle aurait fait, j'aurais été là. Comme je le lui avais promis, et rien ne m'aurait fait changer d'avis. Même les mains sales ne m'auraient pas fait fuir. »  

C'était avant, bien sûr. Avant cette lettre et les horreurs qu'elle renfermait. Avant sa lâcheté, qu'elle avait choisie plutôt que de le regarder en face et de lui dire toutes ces saletés. Avant, il aurait tout fait pour la sortir de ce pétrin, quels que soient les sacrifices. Il aurait mis en péril sa carrière, ses relations professionnelles, tout, pour la sauver. Mais le temps avait passé depuis. La douleur s'était transformée en une haine si profonde qu'elle semblait impossible à effacer, oublier, ou même mettre de côté. Elle avait connu son propre enfer, et il avait vécu le sien.

« Mais là... tss... Un séjour derrière les barreaux ne peut pas lui faire de mal. »  
Exprimer tout cela à voix haute était aussi désagréable que de boire un mauvais café. Son appétit avait disparu, et les plats devant lui semblaient soudain peu appétissants. Cette conversation le rendait mal à l'aise.Un juron lui échappa rapidement, suivi d'un " J'ai besoin d'air " lancé sans préavis. Il se leva brusquement, faisant grincer la chaise sur le sol, et quitta précipitamment la salle. L'air frais à l'extérieur n'était qu'une illusion de réconfort. Il espérait que l'extérieur serait un exutoire, mais il avait plus l'impression d'être enfermé dans un labyrinthe de pensées. Son cœur battait la chamade, comme s'il était en train de courir un marathon mentalement épuisant.

Il sortit son téléphone portable, s'accrochant à la seule trace qu'il avait d'elle, cette vieille conversation qu'il n'avait jamais eu le courage d'effacer. Peut-être que son numéro avait changé, peut-être pas. Mais il avait suivi les règles de la lettre et n'avait jamais envoyé de message. Le fil de la conversation s'arrêtait sur un doux "je t'aime" qu’elle lui avait envoyé, un souvenir qui avait maintenant le charme d'un vieil objet rouillé.

« Bordel de merde, Meg, qu'est-ce que tu as bien pu foutre... »