pumped up kicks dtc

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ft @Vassily Koniachev et @Alexandra Diaz

Après le braquage foiré, Caleb s'attendait bien au minimum à un bon quart d'heure de remontrances de la part du cerveau du groupe. Et il s'y pliait sans soucis, par ailleurs ; ils avaient complètement niqué l'opération et au lieu de s'échapper glorieusement avec un sac plein à craquer de substances récréatives sur ordonnance à revendre, ils avaient échappé de peu aux flics après avoir lutté péniblement contre des putains de civils qui leur avaient donné du fil à retordre. C'était minable, et Caleb crevait de honte intérieurement en repensant au regard de la petite pute qui avait croisé le sien dans un des rayons de la pharmacie. C'était pas juste une image, c'était vraiment une pute, la toute dernière qu'il se soit tapée il y a déjà plusieurs mois de ça – peut-être pour ça qu'il se souvenait d'elle. Il avait pas parlé de ce détail à Isaiah, mais il allait devoir la retrouver et s'occuper d'elle. Elle pouvait bien l'avoir reconnu aussi, et ça c'était même pas une option, bordel. Rater une mission c'était un truc, mais foutre l'organisation (et lui-même) en danger, y avait pas moyen. Alors il avait bien fermé sa gueule devant le boss, en jetant seulement des regard en coin à Vassily quand ce dernier se pris les pires remarques du lot – assez menaçantes par ailleurs, la patience et la confiance d'Isaiah à son égard semblant particulièrement amoindries ces derniers temps. Caleb était persuadé que le petit russe n'était pas un traître, mais par contre, qu'est-ce qu'il pouvait être con, parfois.

C'est d'ailleurs ce qu'il lui dit quand ils se retrouvèrent dehors ensemble et qu'avant toute autre chose, Caleb s'alluma une clope avant de cracher un mollard peu avenant en direction du caniveau.

« T'es vraiment trop con. » Il se racla encore la gorge et tourna la tête vers Vassily, l'air vénère  comme 90% du temps quand il était dans son champ de vision. « Tu sais que tes conneries, là... il va pas juste te tej du groupe, hein. » L'homme tira sur sa clope. Il pleuvait, et les gouttes glaciales lui coulaient dans la nuque. C'était pas agréable, mais il préférait encore ça au bureau d'Isaiah, et surtout à la déception de ce dernier. Caleb aimait pas le décevoir. Il voulait être le meilleur de ses hommes, pas un putain de boulet même pas foutu de ramener un sac de cachets de la pharmacie. Au fond, il savait bien qu'il était sûrement le responsable principal de leur échec, puisqu'il avait refusé d'établir un plan tenant en plus de deux phrases avec son coéquipier, qu'il avait laissé seul pour gérer les otages involontaires pendant que lui allait récolter les médocs à l'arrière. Un plan de merde, aucune place pour l'inconnu, et encore, ils avaient eu de la chance d'en sortir entiers – et libres. « Ouais, s'il en a plein le cul de toi, il va juste nous dire de t'attacher à des parpaings pour te faire couler dans le lac. C'est ça que tu veux, bouffon ?! »

Bah non. Caleb allait pas reconnaître tout ça, bien sûr. Leur échec, il allait le foutre sur les épaules de Vassily et bien faire comprendre à ce dernier qu'il allait devoir filer droit, encore plus que d'habitude. Le reste de sa cigarette se consuma au bout de ses doigts, et il ravala un soupir. « … J'vis pas loin, viens. » Est-ce qu'il disait ça parce qu'il pleuvait, pour qu'ils puissent continuer leur discussion au chaud, pour pouvoir l'engueuler plus longtemps, pour partager un verre et débriefer leur connerie, pour tenter de trouver une solution ou un truc pour se rattraper ? Il ne pris pas la peine de le préciser. D'ailleurs c'était un ordre, pas juste une invitation.

Il lui aurait fallu peut-être mille ans de travail acharné pour essayer de convaincre Caleb d'assumer les torts de cette mission à sa place. Comme quoi, le russe avait bien fait de lui rappeler qu'il fallait plier cette histoire en moins de vingt minutes et comme quoi, une tornade entrée dans la pharmacie l'avait rallongé de 30. Ce n'était pas que de sa faute, non, mais à aucun moment, il n'entendit la voix de Caleb oser interrompre Isaiah pour apaiser le cauchemar. La colère froide que Vassily sentait s'écouler dans ses veines était d'un calme olympien, d'un silence transcendant. Cette fois-ci, il ne ressentit pas immédiatement l'envie de se jeter au col de son collègue.

Il savait qu'il faudrait quelques provocations de plus pour qu'enfin, au beau milieu de l'ardente pluie, il lui envoie un poing mémorable dans la jugulaire sans que le geste ne soit décidé. Il avait espéré qu'en partant, Caleb décide de tracer tout droit pour ne plus l'avoir à proximité, ce qui d'une certaine façon, aurait été bien plus logique. Le plus âgé fit tout le contraire. Il prit le couteau par la lame pour l'enfoncer encore plus dans la plaie, avec l'infime conviction d'achever ce qu'Isaiah avait commencé. Il n'avait absolument pas l'intention de se dénoncer, le culot dont il fit preuve était une pierre colossale, coulée d'une avalanche pour s'écraser sur sa nuque. Vassily avait la gorge sèche, un teint pâle qui appuyait ses traits fins et un regard qui voulait se poser absolument partout tant que ce n'était pas Caleb. C'est ça que tu veux, bouffon ?! En réalité, oui, peut-être.

La pensée effleura la tentation de s'exprimer à voix haute. Heureusement pour Caleb, il avait effectivement tout intérêt à garder sa gueule fermée pour ce soir, surtout à quelques mètres du bureau d'Isaiah. Il décida de s'en griller une pour faire passer l'amertume qui prenait le pas sur la colère. Il ne comprenait pas trop Caleb mais aussi étonnant que cela puisse paraître, il n'essaya pas de lui poser des questions ou de trouver un sens à son comportement. Ni quand il le menaça, ni quand il changea du tout au tout quelques secondes après.

  Pourtant, il le suivit. Il le suivit avec une boule au ventre, un excès de rancune resté coincé dans un oesophage. Quand il accéléra le pas, il sentit son pantalon s'imbiber d'eau. Ça ne passait définitivement pas. Il ne voulait pas arriver chez Caleb et faire comme si de rien n'était - qu'est-ce qui l'attendait, là-bas ? Une énorme race de rhum pour oublier à quel point il venait de l'enculer comme un connard ? Il resta pourtant très calme en s'adressant à lui.

— J'ai un mal fou à te suivre, parfois, cracha t-il. Est-ce que t'as plus envie de m'en foutre une ou de me caresser la bite ?

Il savait que ces derniers mots allaient le faire sortir de ses gongs, mais sur l'instant, il ne prit pas la peine de les mâcher. Il le devança à grandes enjambées, comme un gamin qui après avoir lâché sa pique, voulait s'assurer de ne pas entendre la réponse. Le filtre était trempé, maintenant, pourtant le goût de la nicotine lui brûla la gorge.

A peine Vassily avait-t-il balancé sa provocation que Caleb le rattrapa et lui mis une grosse claque derrière la tête. Fallait s'y attendre, et encore, c'était étonnement miséricordieux de sa part vu la teneur des propos du russe, qui n'était sans doute pas le dernier à savoir à quel point le sujet était sensible. « Ferme ta gueule » siffla alors Caleb, qui ne parvint pas à s'empêcher de jeter un regard nerveux par dessus son épaule. Heureusement, il n'y avait personne.

« Et calme-toi, j'ai un truc pour toi » grogna-t-il ensuite, en foutant son ego blessé de côté, plutôt mal que bien. Fallait bien que ce soit important pour qu'il ne lui pète pas la gueule au milieu de la rue, franchement. « Enfin, pas un truc de... pas ça » (pas sa bite, ou la sienne, ou celle de qui que ce soit d'autre semble-t-il) ; il serra les poings et les enfonça dans les poches de son pantalon, frissonnant à cause de la pluie qui lui coulait dans la nuque. « J'parle d'un taf. Mais j'veux pas en discuter n'importe où. » N'importe où, ça voulait dire là où quelqu'un pourrait les entendre – ce qui expliquait pourquoi il excluait les bars ou tout autre lieu extérieur. Jusque là ça se tenait, même si ça aurait bien pu être une excuse merdique pour lui réclamer une pipe une fois qu'ils seraient sur place, venant de Caleb ça n'aurait pas été bien surprenant, et pourtant c'était loin d'être ce qu'il avait en tête.

Quand il déverrouilla la porte d'entrée de son appart, il fut d'abord soulagé pendant une poignée de secondes – ils étaient au sec, il allait pouvoir troquer ses fringues trempées contre des propres et boire un putain de café – avant de froncer les sourcils quand la porte en question s'ouvrit d'elle-même sur Alexis. Il la mata de haut en bas, ne s'attendant visiblement pas à la trouver là à cette heure-ci, et son regard s'attarda un instant sur ses jambes nues. Avant qu'il ne puisse lui aboyer de s'habiller elle bondit dans la chambre pour le faire, et Caleb lâcha un grognement agacé avant de tirer Vassily à l'intérieur de l'appartement et de verrouiller la porte derrière lui. Là, il se débarrassa de sa veste et il aurait probablement gueulé contre le bordel si sa femme n'était pas vite revenue pour enlever ses affaires de la table et du canapé. Il ne prêta même pas attention au sachet de chips et ne proposa pas non plus à Vassily de le soulager de son propre manteau trempé ; à la place, il fit signe à ce dernier de s'asseoir sur le canapé à présent dégagé. Puis, il croisa les bras en le toisant de haut, l'air de chercher ses mots pour les aligner correctement. « Ouais, hm... C'est Alexis. » Et puis, il jeta un regard à la jeune femme. « Et lui, c'est Vassily. Un... collègue à moi. » Il se racla la gorge une nouvelle fois, l'air de pas réellement être à l'aise avec ces deux là autour de lui dans la même pièce, et c'était d'ailleurs rien de le dire.

« C'est avec lui que je vais aller chercher le matos. » Ça, il le disait à Alexis. Quand son regard tomba à nouveau sur le russe, il repris un ton plus cinglant. « C'est un taf indépendant, ça concerne pas Isaiah... Pour l'instant. Alors t'en parles à personne. T'entends ? Personne. » Vassily savait de quoi il était capable, pas besoin de le menacer. « Alexis est chimiste. On va fabriquer directement des prod au lieu de les acheter aux flics. Mais faut pas mal de matos, et tu vas m'aider à en trouver, et à aménager un labo. Pigé ? »

S'ils avaient été en Russie, il y aurait eu des chances pour que Caleb soit déjà dépourvu depuis un bon paquet de temps de l'envie de s'en prendre à lui comme il le faisait. Il en était là, à se demander s'il ne ferait pas mieux d'oublier qu'il était à Détroit et qu'il devait faire bonne figure devant tout le monde. À côté de ça, le plus âgé s'en sortait plutôt bien avec lui ; maladroitement, mais s'en sortait. Il était comme ces poissons pris au piège dans des filets de pêche, qui en essayant de s'en sortir, s'emmêlaient encore. Quand il ne l'énervait pas, Caleb l'attendrissait. Qu'était-ce, alors, la vraie raison de pourquoi il le suivait à présent ? L'intérêt de rester en présence d'un autre pour ne pas penser, ou la curiosité de ce qu'il avait à lui montrer ? Ils remontèrent les rues jusqu'à destination, et plus ils s'approchèrent de chez Caleb, plus Vassily en vint à la conclusion que la proposition de son collègue ne concernait pas du tout Isaiah ni les Crows. Tous ses doutes furent rincés par l'averse.

Vassily était déjà venu chez Caleb ; mais même si c'était récent, il avait l'impression qu'il s'apprêtait tout juste à pénétrer là où il y a des dizaines d'années maintenant, il avait redécouvert les brides d'un désir violent, d'une passion dangereuse - desquels il ne s'était pas ressorti indemne. C'était avec Caleb (et Caleb le savait aussi, au fond), que le russe était capable de ça.De s'extraire, de se laisser mourir pour mieux renaître, d'explorer ses propres flammes. Quand la porte s'ouvrit, quelle surprise de découvrir sur son pas, une femme. Qu'il n'avait jamais vu auparavant, à moins que sa mémoire lui fasse défaut et il se questionna, d'ailleurs - et dont la tenue laissait entièrement penser qu'il y avait toutes les raisons du monde pour qu'elle soit ici, et lui demande tout bonnement s'il avait pris à manger. La situation était si inattendue que Vassily hésita: était-ce lui, la nourriture attendue ? Il pénétra dans le salon en secouant vivement la tête, comme un proche consterné du bordel dans lequel il était invité à prendre un verre.

La veste nonchalamment jetée sur le canapé, il prit place sur celui-ci en se désintéressant de celui dans lequel Caleb l'accueillait. ils avaient tous deux une notion très spécifique à eux-mêmes de ce qu'était l'ordre. Quand et comment pouvait-on trouver le temps de balayer ce que d'autres s'amuseront à foutre à terre dès l'occasion venue ? Néanmoins. La jeune femme devint la première chose que le russe voulait garder en mémoire. Après présentations faites, il toisa Caleb avec la ferme intention de déceler le secret de ce dernier, qu'il avait, apparemment, tout fait pour cacher.
— Pourquoi tu ne m'avais pas dis ?

Très vite ramené à la réalité, il cala ce qu'il venait d'apprendre dans un coin de sa tête en se demandant si Caleb avait pris la peine de la prévenir pour eux deux. Sans avoir besoin d'y réfléchir, il trouva la réponse. Non, certainement pas. Son paquet sorti, la cigarette extraite et allumée sur le champ, Vassily fronça les sourcils. La façon dont Caleb lui exposa son idée avait tout l'air d'un plan foireux, dans lequel il voulait l'entraîner pour qu'il y coule à ses côtés. Mentionner Isaiah devant cette Alexis ne parut pas être un problème ; alors, que devait-il en conclure ?

—Ne pas mettre Isaiah au courant, sérieusement. Ça pue la merde, ton histoire. , commenta t-il simplement, dans l'expectative d'une réponse qu'il connaissait déjà, en réalité. Du matos. Un labo. Des productions. Difficile de nier qu'il comprenait de quoi Caleb parlait. Minute, coupa t-il. Le plus âgé voulait déjà asseoir son putain d'pouvoir sur lui. Il dut inspirer un grand bol d'air "frais", pour mettre de l'ordre dans l'amas de pensées que Caleb l'obligeait à affronter. Ses envies de meurtres à son égard, ses instabilités constantes, l'histoire qu'il venait d'lui refourguer sur les épaules. Tant d'choses, en si peu de temps.

—Pourquoi moi, au juste ? Il refusa de croire que Caleb s'était pris d'une soudaine empathie ou confiance, à son égard. Le pire serait sa compassion. Il ne répliqua pas.

Le court échange questionnant la présence d'Alexis chez lui fit hausser un sourcil à Caleb, qui jeta un regard agacé à son collègue. Ils se mirent à lui poser plein de questions en même temps, et il avait à peine dépassé la porte d'entrée qu'il avait déjà envie d'en prendre un pour taper sur l'autre.

« Mais vos gueules, putain » râla-t-il avec sa douceur habituelle, pour les faire taire. Il croisa les bras en les dévisageant l'un après l'autre, donnant l'impression d'un daron saoulé par le comportement de ses gosses. « Vous dire quoi, bordel !? » Un coup d'oeil vers Vassily - « C'est ma meuf, et alors, t'as un problème avec ça ? » Non mais sans déconner, pour qui il se prenait celui là ? Qu'est-ce que ça pouvait bien lui foutre, hein ? « J'en parlerais à Isaiah quand ça sera en place et qu'on pourra remplacer ces connards de flics qui nous fournissent de la merde. J'vois pas pourquoi il serait pas ravi de plus traiter avec eux. » Il le regarda allumer sa clope, et après qu'il ait tiré un peu dessus il se pencha pour la lui prendre entre les doigts comme si c'était normal et fumer dessus pour calmer le stress qu'ils lui foutaient tous les deux. « Pourquoi pas toi, t'as autre chose à foutre peut-être ? » Abruti. Il souffla la fumée entre ses dents et regarda cette fois vers Alexis. « C'était plus simple de le ramener ici. J'peux pas trouver le matos et tout installer tout seul, j'ai besoin de quelqu'un. C'est un des mecs avec qui je bosse pour Isaiah. » Donc Isaiah, c'était le chef caché derrière ses activités manifestement pas très légales. Pas sûr que ça suffise à satisfaire les interrogations de sa nouvelle femme, mais Caleb ne comptait visiblement pas rentrer dans les détails et ils devraient composer avec ça, elle et le Crow hors de son nid qu'il avait traîné jusqu'ici.

Voilà, ils l'avaient saoulé. Et il avait bien évité d'approfondir sa réponse à la dernière question d'Alexis, parce que sa parano le poussait à s'inquiéter qu'elle puisse être au courant des quelques trucs chelous qui s'étaient passés entre eux et auxquels il refusait catégoriquement de penser.
« Maintenant vous vous calmez et vous faites ce que je dis. » [/color]Ouais. Il rendit sa clope presque entièrement fumée à Vassily, et tira une chaise pour s'asseoir dessus. Il remuait un genou de gauche à droit, visiblement pas si serein que ça, mais il comptait quand même leur exposer le truc.

« J'ai un contact qui m'a parlé d'un labo de chimie pas trop surveillé au nord de la ville. Si on prend une camionnette chacun, Vassily et moi on peut tout ramener en une soirée jusqu'à un local sur les quais – j'ai payé deux mois d'avance pour l'avoir. » A partir de là, un mec qui s'y connaissait leur expliquerait comment installer et mettre en marche le bordel et Alexis n'aurait plus qu'à se mettre au boulot. Sur le papier, le plan semblait tranquille, et Caleb ne semblait d'ailleurs pas vraiment inquiet, pas pour ça, en tout cas. « Vass, j'te filerais cinq mille dollars. Pour que tu nous aide, et pour que tu fermes ta gueule. C'est bon pour toi ? »

Dans aucun univers d'aucune galaxie le jeune homme n'avait un jour envisagé la probabilité que Caleb puisse se caser aussi sérieusement avec quelqu'un. Il y avait quelque chose, dans ce traquenard maladroitement exécuté que le russe trouvait étonnamment crédible. Si bien que Caleb en lui prenant sa clope ne parvint pas même à lui soutirer un soupir, tant la situation ressemblait à une vieille comédie faite d'une succession d'actes faux et surjoués qui ne donneraient jamais une fin acceptable dans cette histoire ; et qui ne purent empêcher Vass' d'appuyer sur la plaie. L'horrible sourire narquois en coin risquait sans doute d'agacer le plus âgé, que le jeune ne voyait définitivement pas dans le rôle du père (& grand-père) compréhensif étant capable d'assimiler l'idée que son épouse ne veuille pas vivre en sachant que son mari avait une double-vie. Puis, il y eut ce moment de vague transition entre le doute qu'il soit tombé dans un piège et la certitude qu'il s'agissait bel et bien de la réalité.

Son regard se porta sur l'alliance que son collègue avait au doigt. Elle brillait innocemment comme si elle avait toujours été là. Et il remarqua que la jeune fille en avait une aussi. Toutes ses pensées dirigées uniquement vers cette pseudo-mission dévièrent de trajectoire.

— Putain c'est une vanne. Vous êtes mariés ? , élança t-il en ignorant délibérément les questions d'Alexandra.

Par la même occasion, la soudaine prise de contrôle de Caleb ne l'effleura pas non plus. Il était bien trop habitué, maintenant, pour réagir aussi excessivement que fut un temps. La spontaneité de répondre par des échanges houleux avait disparue. Ils devenaient sans le vouloir, de bons copains. Quand la question de l'argent revint sur la table, le jeune homme retrouva un peu de son sérieux. Il avait besoin d'une liasse pour la refourguer à son daron, histoire d'effacer les indices. Il redressa le menton avec le refoulement de son rire resté coincé dans sa gorge.

— 5000 ? Pour c'que tu m'fais faire dans le dos du patron, j'en mérite au moins 9000, Caleb.

À l'époque, en Russie, le débat aurait été clos d'un revers dans la gueule. Le russe s'étendit de tout son long dans le canapé, navigué par la seule idée que 5000 était définitivement une récompense trop peu raisonnable pour prendre autant de risques. Pourtant, Caleb pouvait compter sur son silence, à condition qu'il ne joue pas en sa défaveur et ne le fasse pas baisser dans l'estime du patron. Il haussa les épaules. C'est maintenant qu'il devait s'assurer ne pas se faire entuber.

— 9000, et j'reviendrai pas dessus. C'quoi le but, tu veux tout voler ? Pourquoi ?

Il pensait vaguement à la pharmacie, restée une déception qu'il avait fort heureusement, réussi à rattraper. Caleb était-il déjà au courant ?

Caleb sentait l'incompréhension d'Alexis, lui qui était pourtant la plupart du temps aussi hermétique qu'un congélateur. Lui-même se sentait assez perturbé du fait qu'elle et Vassily se retrouvent dans la même pièce – deux mondes qui n'ont rien à faire et qui se croisent quand même. Comme deux liquides qui se mélangeraient pas, quelque chose comme ça. Il fronça un peu le nez quand le russe fit une remarque sur son mariage tout neuf ; c'est pas que ça le vexait, c'est qu'il avait peur de comprendre pourquoi il lâchait un truc pareil, et ça lui rappelait des images qu'il aurait pas forcément voulu garder en mémoire – encore le truc des mondes incompatibles. « La ferme » siffla-t-il avec agressivité à son collègue, qui n'avait pas intérêt à pousser ses commentaires plus loin sur le sujet, parce qu'il allait réellement le passer par la fenêtre. Alexis ne sembla pas bien réagir non plus, elle devait sans doute pas piger quoi que ce soit à la situation, et elle souligna que Vassily était mal élevé (Caleb n'aurait jamais dit le contraire) avant de s'en prendre à son mari qu'elle gronda comme un adolescent. Le crow marmonna une protestation mais obtempéra à se rapprocher de la fenêtre, faisant signe à Vass de bouger son cul du canapé pour l'imiter et éviter que la pièce ne se charge de fumée.

« Neuf mille c'est trop, putain » claqua-t-il quand le russe fut à nouveau à sa hauteur. « On est dans le même camp, p'tain, je fais ça dans le dos de personne ! » Ce qui était plus ou moins vrai ; il avait demandé l'autorisation à Isaiah de faire bosser Alexis pour leur compte, mais il n'avait pas présenté le moindre détail technique que ça impliquait, dont le fait de récupérer tout le matériel d'un labo moins vieillot et crasseux que ceux des corbeaux. « Y a pas de risques, je suis pas con. T'auras juste à porter des caisses et à conduire. On va... » Un temps, pendant lequel il cracha par la fenêtre et repris une longue taffe de sa clope. « … On va faire notre propre labo. Fini les deals avec ces putain de flics qui revendent de la merde. On supprime des étapes, donc on gagnera plus. C'tout. » C'était simple, bordel. Il donna un léger coup de tête vers Alexis qui avait migré dans la cuisine, et fronça un peu les sourcils en la voyant picorer des sucreries, mais il ne dit rien là-dessus devant Vassily. « Elle est chimiste. » Qu'il fasse la déduction tout seul. Nouvelle taffe, et un peu de fumée qui atterrit dans le visage du plus jeune. « Six mille, et t'auras cinq pour cent sur les premières ventes jusqu'à avoir tes neuf mille, hn ? » Il avait pas envie de parlementer une heure, il avait besoin de l'aide de son collègue.

Un rapide regard vers Alexis ; toujours chargé d'une indifférence quand même interloquée. Il rejoignit la fenêtre d'un pas traînant, ses pensées tournées vers cette nouvelle qu'il ne parvenait pas à déchiffrer. L'interrogation s'estompa bien vite face au refus de Caleb. Avait-il oublié toutes les crasses si justement menée par son esprit étriquée ? En arrivant chez les Crows, le russe avait pensé que les combats seraient son seul gagne-pain pour reprendre une vie normale à Détroit, ou qu'il n'aurait pas à se trimballer pareils problèmes de ce genre, quand bien même il y était indéniablement préparé. Une pensée pour son père, à qui il avait du faire les poches, et une légère fierté ressentie à l'égard de son collègue, qui en l'appelant ce soir, soulignait une fois de plus que sa présence lui était indispensable.

—Si j'accepte de t'aider, est-ce que j'risque encore une fois que tu m'fasses porter les échecs de la mission si y a une merde qui s'passe ?

Là, il sentait enfin avoir le dessus sur Caleb et il devait s'avouer que ce n'était pas pour lui déplaire. Il se savait dangereux, calculateur et affamé par n'importe quelle source de pouvoir dont il pouvait s'abreuver, mais fallait-il encore que les autres se le rappellent. L'épisode de la pharmacie était une médiocre erreur de sa part après avoir baissé les armes, lui, qui était le premier à ne jamais les oublier. Hostilités plus ou moins passées, le russe tenait à jouer cartes sur table. Au final, l'argent lui importait peu. Ce n'était qu'une petite récompense tout à fait légitime.

—J'ai rattrapé le tir de ta connerie avec Isaiah la dernière fois, chuchota t-il plus bas, Cette fois, j'hésiterais pas à remettre les points sur les i avec lui si ça foire. Alors, Caleb, me fais plus ce genre de coups bas.

Ses paroles sonnaient comme une menace, même s'il s'agissait plus d'un avertissement. Il savait que son collègue n'hésiterait pas à lui sauter à la gorge pour avoir osé s'en prendre à lui de la sorte. Sauf qu'il avait face à lui quelqu'un qu'il ne fallait plus chercher. Prochaine mission: faire comprendre à Caleb qu'il devait le traiter comme un égal. Tout commençait par cette fumée, qu'il prenait un malin plaisir à lui remettre dans le visage. D'un geste de la main sec, il la dissipa.

—Va pour ton marché. Avant d'commencer quoi que ce soit, j'veux que tu m'expliques ce qu'elle va faire, elle, et, putain cette histoire de mariage. Tu crois que j'vais gober cette connerie alors que t'arrêtes pas d'baver sur moi et notre liaison secrète dès que tu m'vois?

Caleb ne pourrait pas le berner longtemps. Il y avait anguille sous roche et le russe avait bien intention de s'en assurer avant d'embarquer dans le bateau de deux menteurs.

Si on posait la question à Caleb, il n'avait jamais rien fait de mal à Vassily. Il l'avait peut-être brusqué un peu à quelques reprises, mais rien de bien méchant. Après tout ils étaient des hommes virils, fiers, membres d'un gang, c'était normal de se foutre un peu sur la gueule métaphoriquement parlant – du moins pour l'esprit masculiniste de Caleb, ça l'était. Et bien sûr, s'en prendre à Vassily plutôt qu'à un autre était plus simple – il était plus jeune et plus isolé que la majorité des autres membres, et son accent et son origine ne jouaient pas non plus en sa faveur. C'était un choix inconscient, mais Caleb faisait évidemment ça par envie de se sentir supérieur, de diriger à son tour, et il se trouvait que c'était ce frère qui en faisait les frais. C'était aussi pour cela qu'il lui avait demandé son aide pour son projet de labo : Vassily n'avait aucune raison de refuser, à ses yeux, puisqu'il devait se plier et bosser pour lui s'il le lui ordonnait. Oui, ils avaient chacun une menace de secret à balancer sur l'autre pour le tenir, mais Caleb n'aurait jamais songé à véritablement l'utiliser. Cela l'aurait incriminé tout autant. Mais cela aidait à maintenir leur relation en place, aussi peu saine soit-elle. C'est pour ça qu'il leva les yeux vers le plafond quand le russe lui demanda s'il devrait encore subir ses erreurs à sa place, mais il les reposa bien vite sur lui quand il brandit le nom d'Isaiah. Le petit con. S'il n'y avait pas eu Alexis pour les regarder, Caleb lui aurait sans doute empoigné par le col pour l'envoyer dire bonjour au mur. De quel droit il le menaçait, putain ? Pour qui il se prenait tout à coup ? Mais c'était encore sans commune mesure avec ce qu'il se permis de lâcher juste après.

Le sang de Caleb se glaça en un instant, rendant chaque connexion neuronale impossible pendant quelques secondes. Il gardait son regard planté dans celui de l'autre corbeau, plus noir que jamais, les poings serrés tous les deux sur la table comme s'il allait la renverser. Il avait l'impression que Vassily venait de lui tirer une flèche en plein dans le plexus, et il ne trouva d'abord absolument rien à lui répondre, choqué comme s'il apprenait tout juste quelque chose de compromettant, lui aussi. Et c'est seulement l'accusation furieuse d'Alexis qui, justement, agit comme un léger coup électrique qui lui permis d'agir et de parler à nouveau.

« Bullshits » gronda-t-il enfin d'une voix caverneuse, fusillant toujours Vassily du regard bien qu'il répondait à sa femme. « Ce con raconte n'importe quoi. » Il se leva lentement en repoussant sa chaise en arrière. « Dégage de chez moi ! » aboya-t-il ensuite, comme s'il était prêt à lui sauter à la gorge pour de bon, cette fois-ci. D'ailleurs il ne semblait pas vouloir lui laisser le choix, parce qu'il l'attrapa par l'épaule et le projeta vers la porte.

Tu l'as un peu cherché, on a pas s'mentir. Si t'as laissé le paquet de bonbons te heurter, c'est parce que c'était clairement la seule façon de rétablir l'équilibre établi des choses: c'est mieux comme ça, de mentir, apparemment. Alors, tu t'en veux pas d'avoir dit la vérité, c'est vrai simplement qu'c'était pas le bon moment. Le couple follement amoureux te tombe dessus. C'est les dieux qui décident de tomber sur la terre en te balacant des planètes à la gueule. D'abord cette hystérique d'Alexandra et son taré de mari. Ces altercations fructueuses, que tu connais de tes années agitées en Russie, elles te font pas plus peur qu'elles ne te font monter en pression. L'erreur, tu l'as commise seul, malgré les provocations de Caleb.

—Laisse tomber Alex, c'était pour piquer. Ton mari est bien trop coincé pour faire ce genre de choses.

Tes mots sont ponctués d'une figure amère qui s'entend dans le timbre de ta voix, mais seul Caleb peut parvenir à la comprendre, à la soupçonner. Tu le fusilles du regard ; l'instant d'après, tu te retrouves immédiatement logé contre le bois de la porte, à laquelle tu te rattrapes par la poignée. Cette histoire te fait subitement remonter les traumatismes de la dernière conversation que t'as eu avec un gars de Eight miles. Aujourd'hui, tu connais la douleur. Toute ta vie on t'as foutu à la porte. D'un geste sec, le col de ton manteau froissé est réajusté avec hargne sur ton épaule.


—Caleb. Envoie les détails de ce dont on vient d'parler. On se recontacte rapidement.

Ça t'fait mal de te dire qu'en quittant cet endroit, tu seras toujours raccroché à Caleb et les multiples manoeuvres dans lesquelles il a l'habitude de te fourrer. Quoi qu'tu fasses, y a que vers toi vers qui il peut s'tourner pour éviter de bosser avec plus grand que lui. C'est clair comme de l'eau de roche. La porte est ouverte en grand, le dernier regard est vers Caleb. La prochaine fois c'est sûr, il te tuera.