please help me... again ft. Esteban

@Esteban Madden

Un journaliste n’a pas que des amis.
Objectivement, un journaliste en avait même… assez peu. Méprisés par les forces de l’ordre, utilisés par la pègre, parfois les rôles s’inversaient mais quoi qu’il en soit, le journaliste ne ressortait jamais vraiment gagnant.

Si Wes en avait douté, la situation dans laquelle il se trouvait présentement le lui rappellerait : dans une cellule de garde à vue, avec cinq autres types qui le regardaient en coin en se demandant pourquoi il puait la charogne ou plutôt, si le sang qui gorgeait son pull était humain ou pas. Une éternité plus tôt, on lui avait accordé un coup de fil et Wes avait longtemps réfléchi à qui il devait appeler : quelqu’un du journal ? Pas moyen, ce serait la honte. Ses parents ? Inutile de les inquiéter. Sa sœur aînée ? Pareil, elle avait assez à faire puis il ne voulait pas que cette histoire inspire sa cadette. Restait ses amis, les vrais, qui se comptaient sur les doigts d’une main, en tout cas pour ceux suffisamment sains pour se montrer utile.

Restait donc…

— Ouais Steb c’est Wes, écoute tu vas pas le croire mais voilà, c’est une histoire de dingue, en fait je… oui bon j’t’expliquerais mais tu pourrais venir me chercher au commissariat ? Avec des fringues de rechange et mon portefeuille que j’ai laissé dans mon appart’ ? Ce serait génial, parce que j’suis dans la m…

La communication fut coupée avant que son ami ne réagisse, laissant planer le doute. Allait-il venir à son secours ? Quelqu’un de moins croyait que Wesley ne l’aurait pas juré mais s’il ne croyait pas en dieu, au moins croyait-il en la bonté profonde d’Esteban Madden qui jamais au grand jamais ne l’aurait abandonné.
Mais peut-être était-ce la fois de trop ?
Mais non.
Mais peut-être…
Mais non.

Il n’y avait pas d’église à laquelle se rattacher pour prier alors Wes attendit en espérant que le flic zélé qui l’avait coffré s’en mordrait les doigts, qu’aucun des gars enfermé avec lui n’aurait envie de jouer à qui a la plus grosse, qu’Esteban ait toujours le double de la clé de son appartement que Wes lui avait confié il y a une éternité après leur dernière… ou avant dernière… mésaventure, qu’il ne se soit pas évanoui en voyant le bordel qui régnait dans son clapier, qu’il n’ait rencontré aucune difficulté majeure à trouver le portefeuille en question ni des fringues propres… Tellement d’inconnues ! Il fixait intensément les barreaux de la cellule avec un espoir de plus en plus étouffant.

Et soudain, le messie. Soudain, Esteban apparut auréolé de lumière… Ou il semblait comme tel aux yeux de Wes quand le flic vint le chercher en cellule après avoir pu vérifier son identité. Le journaliste retint un « je vous l’avais bien dit ! » victorieux même si ses yeux parlaient pour lui.

— Z’aviez quand même rien à foutre là, marmonna l’agent. Y’aura l’amende pour ça.
— Oui oui, pas de soucis.

Ne jamais argumenter avec un flic qui a commis une erreur, l'ego est trop fragile, il y perdrait. L'amende, Wes ne la paierait pas parce qu'il n'avait rien fait de mal, mais ce serait un combat pour un autre jour...

Il aurait bien pris son ami dans ses bras mais il lui aurait taché ses fringues alors il se contenta d’un check de la main.

— C’est la meilleure idée que j’ai entendue ce soir bro. Après j’avoue, le niveau est pas super haut.

Il coula un regard en direction du flic qui soit ne l’avait pas entendu, soit avait décidé de l’ignorer. Ils filèrent tous les deux à l’extérieur du commissariat avant que quelqu’un ne change d’avis et se dirigèrent vers l’établissement le plus proche capable de fournir une pizza et de la bière.

Quand on ouvre ce genre de commerce près d’un commissariat, on s’attend à voir débarquer n’importe qui dans n’importe quel état si bien que personne ne fit de remarque sur Wes qui fila aux toilettes pour se changer et se rincer avant de revenir auprès d’Esteban qui ne le pressait pas de question, sachant d’avance que l’histoire rocambolesque arriverait d’elle-même.

— C’était du sang de pigeon, au cas où tu te demanderais. J’étais sur le toit d’un immeuble où je devais rejoindre un type pour parler d’une affaire et quand je me suis pointé, le gars était en plein bad trip. Il a commencé à tirer n’importe où et il a touché le pauvre pigeon juste au-dessus de ma tronche, les flics ont débarqué, sûrement les voisins qui ont appelé, et j’avais oublié mes papiers, fin tu vois… Je revois encore l’oiseau exploser, dégueulasse. Boulot de merde, on voit de sales trucs.

Il frissonna de dégoût et commanda une pizza peppéroni avec supplément de fromage pour noyer son profond traumatisme.

— J’t’invite hein. Pour te remercier.

Wesley ne se vexa pas du rire d’Esteban parce qu’il l’avait bien mérité. Il aimait déclencher ce genre de réaction, apporter un peu de joie chez les autres et vivre des situations improbables pour engranger des anecdotes dignes d’être racontées.

— Ouais j’sais mais qui est-ce que je pourrais emmener ? Une fois j’ai pris un stagiaire et la cheffe m’est tombée dessus parce que soi-disant c’était pas professionnel ou je sais pas… Si j’embarque un autre journaliste, il risque de me piquer mon scoop. Et si je demande à quelqu’un d’autre, je devrais le payer. Ou l’empêcher de bosser. ‘fin tu vois si je t’avais appelé pour venir avec moi, tu serais venu, mais t’aurais pas pu travailler, donc, tu vois.

Sa démonstration fut débitée sur un ton rapide, type mitraillette ou gars un peu trop excité, ce qu’il était -et ce qui n’avait rien à voir avec son passage en prison. Si on pouvait appeler ça la prison.

— Eh ! J’suis un vieux d’la vieille moi, se vanta-t-il. C’est pas une petite garde à vue qui va me mettre mal.

Il donnait le change, Wes, mais ce n’était jamais un moment agréable à passer, surtout vu les types avec qui il avait partagé la cellule cette fois-là. Le sang de pigeon n’aidait pas, l’odeur lui soulevait les tripes et il était bien content non seulement d’avoir pu se changer mais aussi de s’enrober des délicieuses fragrances de la pizzeria. Il inspira profondément à cette pensée.

— Sérieux quand je t’offre de la bouffe tu pourrais choisir un truc mangeable.

Une taquinerie habituelle entre eux, parce que Wesley détestait les cornichons, notamment, ces saloperies dégueus et trop aigres.

— Je t’ai pas arraché à quelque chose d’important ?

Il insista sur le mot « important » prêt à recevoir des confessions ou des potins, en bon journaliste. Ceux-là ne se retrouveraient pas à la Une du Detroit Free Press. Voilà longtemps, de toute façon, que Wesley Cupp n’avait pas tenu la première page.

— Bin ouais, ce sont les mecs tordus qui ont les scoops, tout le monde sait ça.

Wes leva les yeux au ciel, l’air de dire c’est évident mec putain sans pour autant l’énoncer à voix haute. Il y avait là-dedans un peu (beaucoup) de mauvaise foi. Même lui constatait clairement que c’était une idée merdique d’accepter de monter sur un toit avec un parfait inconnu. Pour sa défense, le journaliste n’avait aucune idée de ce qu’il allait trouver là-haut ni qu’il serait la cible d’un tireur fou assassin de pigeon.

— C’est là que tu te gourres, les anchois c’est merveilleux ! Puis tu m’as pas fait à manger si souvent qu’ça.

Mauvaise foi là encore, c’était arrivé plus souvent. Surtout des petit dej’ en lendemain de gueule de bois mais Esteban était trop gentil pour le souligner tout comme il l’était trop pour admettre qu’il l’avait dérangé. Du moins, Wes se l’imaginait ainsi. Sa bonne poire préférée, qu’il traitait quand même avec respect sans (trop) en abuser. Il ne le mettrait jamais en danger, pas en… vrai danger, en tout cas. Où classer le tireur aux pigeons ?

— Tu peux venir à mon appart quand tu veux, le ranger quand tu veux et me laisser un petit plat mijoté en partant tu sais ? T’as les clés. J’vois pas c’qui t’en empêche.

Il leva les épaules comme si c’était la chose la plus naturelle du monde à faire entre amis. Il en tirerait une tête, Wes, si Esteban le prenait au mot… Est-ce qu’il avait des trucs compromettants, dans son appartement ? Sans doute. Mais compromettant à quel point ? Difficile à dire.

— Ouais ouais, on dit ça mais je me souviens de la dernière fois qu’on est sortis ensemble, t’as dégueulé sur mes pompes. Trois fois dans la machine pour faire partir l’odeur.

En réalité, Wes les avait jetées et racheté exactement les mêmes parce qu’il n’était pas parvenu à faire disparaître la charmante fragrance mêlant alcool et bile acide de l’estomac. Mais il n’en voulait pas à Esteban, ce genre d’accident arrivait à tout le monde.

Sur cet élan de bonté, leurs pizzas arrivèrent et Wes se jeta sur la sienne comme s’il n’avait rien mangé depuis une éternité, ce qui lui semblait être le cas. Il ne cacha pas son plaisir en mordant dedans comme un sauvage, dévorant les parts sans essayer de paraître civilisé.

La prison, ça vous change un homme !

— T’es pas obligé de me sucer, je peux me contenter d’une petite branlette. Avec tes grandes paluches là…

Il se marre, Wes, de bon cœur et sans arrière-pensées. Il aime les hommes comme les femmes mais n’a jamais envisagé Esteban de cette façon. Il y a des gens avec qui le désir est présent, dévorant, comme un certain Eliott, et d’autres où ce n’est pas le cas. Pour les hétéro, c’est plus facile, il imagine. Il n’en sait rien, il n’y pense pas, pas avec son ami.

— Bah s’il te fait chier, fallait v’nir habiter avec moi !

Wesley dit ça sans réfléchir, sans savoir. Il n’a aucune idée de la réalité d’Esteban, de ce couple et le journaliste n’a jamais envisagé une collocation. Depuis qu’il a quitté le domicile familial, il s’arrange pour vivre seul, profiter de son cocon. C’est important pour lui-même si, paradoxalement, il aimerait pouvoir partager sa vie avec quelqu’un.

— Parce que t’as la dalle j’imagine ? Ou parce que t’as rejeté ce pauvre alcool qui voulait seulement te bousiller le foie. T’as pas de cœur.

Mélodramatique jusqu’au bout des ongles, ça n’empêche pas Wes de se jeter sur sa pizza et de récolter une remarque en ce sens. Puis voilà que la question arrive : quoi de nouveau dans sa vie ? Il mâche d’un air extatique pour se donner le temps de réfléchir, de sortir une histoire marrante qui n’en dirait pas trop. Pas tant qu’il veuille cacher des choses à Esteban, juste que l’esprit de Wesley est… un peu hanté, un peu compliqué, et un peu perturbé à sa façon.

— T’as l’air de croire que je vis une vie de célibataire débridée mais si j’en suis au stade de me réjouir d’une branlette, t’sais… J’ai bu un verre avec une célébrité de la BD, il était super sympa ! Et il avait un perroquet qui restait sagement sur son épaule, c’est dingue. Il a fait plein de trucs dans sa vie, ça m’a rendu un peu jaloux. Mais il m’a fait un dessin dédicacé alors je lui pardonne.

C’était un chouette souvenir, ça, et une aventure à partager même si ça lui coûtait un article. Au fond, Wes n’avait pas eu plus que ça envie de l’écrire, ce n’était pas son domaine.

— Et au boulot toujours des affaires sordides, des vraies hein, pas comme le tueur aux pigeons. Je me demande si Lara me laissera écrire dessus ou si elle va me regarder avec son air condescendant qui me donne l’impression d’être la crotte d’un chien dans laquelle elle a marché avec son escarpin hors de prix.

Il rigole de bon cœur parce qu’il ne comprend pas cette femme, ses choix, et qu’il est loin de se douter du pourquoi il n’a pas été renvoyé quand elle a pris la tête du journal.

— Bon je sais que je suis la personne la plus intéressante de ta vie mais et toi alors ? Quoi de neuf ? T’as sucé qui dernièrement ?

Il aurait pu demander plus subtilement mais c’était pas lui qui avait commencé !

— Quoi ?! Tu le connais et tu ne nous as jamais présenté ?!

Choqué, outré, scandalisé et tout un tas d’adjectifs en -é, voilà comment se sent Wesley devant l’innommable trahison d’Esteban. Pourtant, même s’il en fait des caisses, le journaliste s’en remettra puisqu’il a pu le rencontrer, sa star, qu’il a pu boire un verre avec et qu’il a pu s’extasier devant son loriquet. Loriquet… Il n’avait jamais entendu ce mot auparavant, il le trouvait amusant. Il ne s’y connaissait pas des masses en oiseaux mais il se promit de faire quelques recherches.

Ça valait toujours mieux de penser à des volatiles que d’entendre les énormités sorties par son ami. Effaré, Wes essaie d’imaginer un monde où Lara veut se servir de lui comme d’un jouet sexuel, un monde où elle ne le regarde pas en lui donnant l’impression qu’il ne vaut rien, un monde où elle ne lui balance pas des phrases cryptiques donc il devrait apparemment connaître le sens, renforçant son impression d’être un peu con.

— Cette simple perspective me terrifie davantage que le taré aux pigeons.

Une affirmation déclamée avec un frisson de dégoût. Non pas qu’elle soit physiquement repoussante, au contraire, mais il y a des choses qu’un beau corps ne rattrape pas et l’aura de Lara… n’a vraiment rien d’érotique aux yeux de Wesley.

Préférant changer de sujet, le journaliste interroge Esteban et apprend des détails sur sa Saint-Valentin, détails qui lui valent une série de haussements de sourcils évocateurs du genre ouais ouais une truelle ouais, de celui qui sait mais n’assume pas. Ils se ressemblaient quand même un peu, au fond. Pas étonnant qu’ils soient amis.

— T’es vraiment trop gentil, tu le sais ça ? Je veux dire, que tu me fasses la cuisine à moi, c’est une chose, mais à ton ex ? T’essaies de monter au niveau « saint » pour t’assurer une place au Paradis ou quoi ? Tu vas te faire chier tout seul là-haut.

Parce que Wes n’ira sûrement pas là-bas, si tant est qu’un tel lieu existe, tout comme la plupart des gens de cette ville. Terminant d’avaler sa pizza, le journaliste fit passer le tout avec une gorgée de sa boisson et soupira d’aise avant de laisser échapper un petit rot plus sonore qu’il ne l’aurait voulu.

Pas de gêne entre eux.

Wesley aimait discuter avec Esteban. C’était simple, sans prise de tête, sans faux-semblants, reposant en somme. Il avait parfois l’impression d’abuser de sa gentillesse mais l’autre ne le lui reprochait jamais. Et même s’il manqua de s’étouffer avec le contenu de son verre, le journaliste passait un bon moment, à plaisanter sur le travail, à s’offusquer de choses qui n’avaient pas lieu d’être -pour plaisanter- et pourquoi pas à évoquer la mort.
— Je te garderai une petite place au chaud mon coco, t’inquiète pas.
Le Cupp se posait parfois la question de ses croyances personnelles en matière d’après-vie mais celles-ci changeaient souvent, au gré de ses rencontres et de ses réflexions, sans jamais se poser définitivement sur un choix. Après tout… Toutes les réponses resteraient les bonnes et ce jusqu’à sa mort où il découvrirait enfin la vérité, si tant est qu’une vérité soit à découvrir. Le suspens resterait donc à son comble d’ici là.
— Il me semble évident que cette soirée ne puisse se conclure que d’une seule façon…
Il fixa Esteban d’un air excessivement sérieux, laissant le suspens s’installer, puis :
— Pyjama partyyyyyy !
Il le cria un peu fort sans doute, compte tenu du fait qu’ils se trouvaient dans un lieu public mais qu’importait. Le jugement d’autrui ne pesait pas sur la tête de Wesley Cupp, encore moins face à une dose d’amusement en perspective. Esteban se laissa volontiers entrainer même s’il fallait rappeler (ou souligner), pour mémoire, que l’aspect pyjama de la party n’était pas obligatoire et qu’il s’agissait surtout de se poser dans un canapé un peu défoncé, devant une télé-réalité juste assez stupide pour pouvoir s’en moquer, en buvant des bières et en mangeant des snacks dont les placards du journaliste débordaient plus souvent que de nourriture adéquate.

Voilà de quoi oublier le taré au pigeon et renforcer une déjà solide amitié !