I'll be out of my dress ● Elsa MacArthur

Qui avait eu l'idée stupide de mettre partout les mêmes lampadaires ? Pourquoi les toits des maisons se ressemblaient tous ? A quel moment les gens voyaient la voiture de leur voisin et se disaient "je veux exactement la même chose" ? Le nez en l'air ou vers le sol, rien n'y changeait. Le flou dévorait l'horizon, les formes s'entremêlaient, devenaient tantôt semblables à ses souvenirs, tantôt complètement inconnues, avec cette même impression de nouveau qu'elle avait ressentie en arrivant dans le pays. L'excitation des premières semaines avait disparu, les désillusions s'étaient enchainées, les émerveillements aussi, et aujourd'hui encore elle n'échangerait sa place pour rien au monde, quant bien même elle était encore perdue au milieu d'une rue parce qu'elle avait trop bu. Encore fallait-il qu'elle se rende compte qu'elle était perdue. A l'instant, elle ne faisait juste plus la distinction entre son pied droit et son pied gauche. Elle avançait, poussée par le vent, par le froid qui mordait ses joues, en lutte avec l'alcool qui réchauffait son coeur. Elle était allée complètement en sens inverse de là où elle vivait avec Euros, le quartier ne ressemblait en rien au leur, pas d'immeubles, pas de magasins, juste une succession de maisons, plus ou moins défraichies, plus ou moins colorées, et pourtant Alexis avait jugé qu'elle avait probablement marché assez, et dans la bonne direction, pour que ce soit son lit qu'elle rejoignait.

En poussant la porte d'entrée, l'odeur inhabituelle de l'intérieur ne l'arrêta pas. Elle entra et, dans un réflexe, esquiva l'une des nombreuses plantes d'Euros qu'elle avait l'habitude de renverser, avant de se rendre compte qu'il n'y avait absolument rien sur son chemin. Elle fixa le sol, là où son cerveau tentait de remettre l'image du pot à sa place, puis se mit à rire doucement. Sa colocataire en avait peut-être assez de devoir la rempoter à chaque fois qu'Alexis sortait ? La colombienne leva la bouteille de tequila qu'elle avait dans la main pour en avaler une nouvelle gorgée, puis elle reprit son ascension difficile vers sa chambre... Avant de se prendre un fauteuil dans les jambes et de tomber en travers dessus dans un petit cri de stupeur. Etalée sur l'accoudoir, les jambes en l'air et une main par terre, elle était à deux doigts de s'écrouler. Mais elle avait sauvé la bouteille, qu'elle tenait droite, et qu'elle regardait avec frayeur, comme si elle avait manqué de briser une œuvre d'art en cristal. « No lo rompas... » marmonna-t-elle. Elle laissa doucement glisser ses fesses sur le côté, qui tombèrent du canapé pour rouler sur le tapis, et pendant de longues secondes elle hésita à passer sa nuit ici. C'était pas si inconfortable ? Puis elle repensa aux personnes qui venaient parfois chez son amie et elle fronça les sourcils. « No... No, no, no... mi cama... » Elle grogna un peu et se releva, difficilement, avant de poursuivre vers la porte qui lui semblait la bonne. Elle entra, marcha sur le talon de sa chaussure pour l'arracher à son pied, mais ses genoux cognèrent contre la baignoire avant qu'elle ait pu retirer l'autre. Elle se pencha en avant, enjamba le bout de céramique qui bloquait son chemin, puis s'allongea en poussant un soupire de soulagement face à cette épopée enfin terminée. Elle tendit le bras pour poser la bouteille sur l'évier à côté, puis tapota la baignoire à la recherche de sa couverture, mais ne trouvant rien elle n'insista pas. Elle ferma les yeux et sombra aussitôt, une jambe par dessus le rebord.

Pas vraiment confortable, pas vraiment inquiétée par la dureté de son nouveau lit, Alexis était prise d'un semi sommeil pas franchement agréable, dans lequel le monde tout entier tournait sur lui-même. Des trous sombres et sans fins s'ouvraient constamment sous ses pieds, faisant durer un peu plus la chute qu'elle avait l'impression de faire. Trop d'alcool. Le vague réconfort qu'elle n'allait pas vomir parce qu'elle ne vomissait jamais, mais qu'elle aurait probablement la gueule de bois pour le reste de la journée. Consciente d'être à moitié endormie, inconsciente de ne pas être dans l'appartement d'Euros. Plus aucune connexion ne se faisait dans son esprit, les neurones ratatinés, le cerveau ramolli. Elle voyait parfois des chiffres défiler dans son esprit, pensait à ses recherches au laboratoire, puis sautait sur les courses qu'elle devait faire, retombait sur la perte de son pantalon devenu trop petit à cause d'une machine trop chaude, et puis des grognements. Des grognements ? Elle fronça les sourcils dans son sommeil. Le reste paraissait logique. Les grognements, non. Elle n'avait pas de chien, Euros non plus, Caleb non plus, en fait elle ne connaissait personne qui avait un chien. "Dégage Wallace" La voix semblait si réelle, si proche. "Hey?" Un sursaut, Alexis ouvrit les yeux d'un coup, réalisant soudainement que ce n'était pas la voix d'Euros. Elle tourna lentement la tête vers la silhouette debout à côté de la baignoire, passa une main devant ses yeux pour contrer la lumière qui l'aveuglait. « Hmpf... » Tentative ratée. Elle referma les yeux en baissant sa main, puis les rouvrit pour regarder ses jambes. Les formes et les couleurs se formèrent dans son esprit tandis qu'elle réalisait qu'elle était allongée sur un truc blanc et beaucoup trop dur. Elle se redressa, perdue, et regarda autour d'elle. Elle avait encore perdu la tête. Ce n'était pas la première fois, elle n'était pas surprise, juste désagréablement consciente de son état. « Merde... Qu'est-ce que je fous là ? » maugréa-t-elle dans un anglais à l'accent hispanique accentué par la fatigue. Alors bien sûr, cette question n'était pas destinée à la propriétaire de la maison, qui n'en avait probablement aucune idée. A moins qu'elle fut avec elle à la soirée ? Alexis reposa les yeux sur elle, l'analysa du regard, ayant l'air d'hésiter. « ... C'est chez toi ? On est rentré ensemble ? » Dernier espoir de ne pas se faire copieusement insulter une fois que l'inconnue aurait compris qu'elle était rentrée chez elle... par effraction ? Techniquement il n'y avait pas eu effraction, la porte était ouverte.

Alexis aurait aimé une autre réponse, une nouvelle amitié formée lors d'une soirée un peu trop alcoolisée, même si elle finissait dans la baignoire, c'était plus vendeur qu'un gros trou de mémoire et le réveil dans la maison d'une inconnue. Ceci dit la boule d'angoisse qui commençait à se former dans son ventre à mesure que son cerveau imaginait les scénarios les plus regrettables s'amoindrissait doucement devant la gentillesse de l'hôte. Si jusque là elle avait eu la chance de ne jamais se faire embarquer par les flics après ce genre de réveil, elle s'était toutefois habituée à se faire jeter dehors couverte d'insultes et de menaces. Alors forcément, un accueil pareil, c'était perturbant. « Je... Pour de vrai ? Non parce que je peux partir hein... » Je veux pas d'ennuis, aurait-elle pu ajouter, mais pour ça il aurait fallu qu'elle se réveille dans son lit et pas dans la baignoire de la première maison qu'elle avait croisé. Son regard se posa sur le chien et un petit sourire se dessina sur ses lèvres, attendrie. « Non, je n'ai pas peur des chiens. » Pendant quelques secondes son cerveau se déconnecta pour plonger dans un panel de souvenirs, quelques flashs incontrôlés de son village et des chiens errants qui pouvaient s'y promener. Et puis la voix lui revint en mémoire, un peu dissonante. Elle avait déjà entendu le nom du chien dans l'espèce de masse difforme qu'étaient ses rêves alcoolisés et qui, du coup, n'étaient en fait pas des rêves. « Je suis désolée, je te remercie de ne pas m'avoir tiré dessus ou appelé la police. Je m'appelle Alexis. Et je t'assure que ça m'arrive pas si souvent. » Un peu. Régulièrement. Quand il y avait de grosses soirées et qu'elle avait besoin de décompresser. Alexis se redressa un peu plus, se mettant debout en laissant une main sur le mur au cas où ses jambes ne supporteraient pas son poids, mais elles résistèrent. Un regard vers le bas et une sensation de déséquilibre lui firent constater qu'il lui manquait une chaussure. Elle retira la deuxième et descendit de la baignoire, avec précaution. « Si la proposition n'était pas ironique, je veux bien une boisson chaude... Du café, si c'est possible ? Et de l'eau. S'il te plait. » Elle ramassa le talon qui manquait à la paire et se gratta le cou, avant de passer une main dans ses cheveux emmêlés pour tenter d'en faire le noeud qui s'était formé à l'arrière.