Tell me about a time you made a mistake. | Euros & Kit

Euros ne savait pas ce qu'elle allait faire là, aujourd'hui, en ce moment. Il faut dire, advienne que pourra, elle verra ce qu'il se passera. Elle ne savait pas où elle allait mais elle devait passer un entretien quelque part. L'important, d'une certaine façon, c'était l'essentiel. Et c'était ça le principal.

Cheveux blonds, casquette à l’envers, les écouteurs vissés sous les tempes humides d'une pluie fine. Pompes noires sous costard, barbe taillée, nez en pyramide qui pointe vers l'attaché case de cuir limé. Gueule terne et par-dessus couvert de terre, des grôles dégueulasses qui suintent et un cabas abimé. Mains tatouées de l'ouvrier qui frôlent la none. Bras marqués de l'ado qui touche la vioque fatiguée. Coups dans les épaules entre chaque personne serrée. Tresse torsadée dans un chignon aussi foncé que les freux, Euros appuie sa gueule maquillée contre la vitre du métro. Elle observe les voyageurs, l'œil absent. Assise, invisible au milieu des centaines de passants.
Au loin, derrière les néons qui grésillent, après la ferraille qui tinte, au dessus des rats qui grapillent : la station où elle descend se dessine.
Longiligne, les os marqués sous la robe géométrique à peine échancrée, elle se lève et trace, traverse les couloirs sous combles, les tunnels colorés des lignes. Elle trace, elle écrit des mots positifs dans son esprit dérangé, sous alimenté. Elle trace, elle vacille sur ses talons aiguilles. Ca va aller. Ca va bien se passer. Elle en voit plein des parias, des inacceptés, de silencieux inadaptés faire ce boulot. Ca va aller. Ca va bien se passer. Elle se le répète jusqu'à la porte de service. Jusqu'aux devantures colorées ; jusqu'à ce monde, ce peuple qui piaille dans les rues bondés. Elle se le répète jusqu'à sonner, toucher du bout des doigts la possibilité de se sortir d'une merde sans plus flagrante sonorité que sa maigreur de mannequin diaphane et efflanqué.
Un mannequin. Une haridelle aux contours marqués qui ne choquent que ceux qui l'ont dernièrement déshabillée. Apanage de la normalité, ces traits de corbeaux peints sur son visage de neige habituellement cerné. Cette veste aux larges épaulettes qui camoufle, qui noie sous l'anthracite les dernières évidences d'un mode de vie à se priver.
On lui ouvre. Un homme au visage familier la fait entrer. Extravagance, effervescence de couleurs qui détonnent avec son apparence. Matisse contre Soulage. Fauve contre monochrome qui s'assoit comme on lui demande. Les genoux serrés, les mains posées dessus comme une chaste entité, elle décline le café qui lui est proposé. « No, thank you.  » Maigre sourire teinté d'une politesse sans défauts, la peur lui monte au gosier. Trop peur de prendre la tasse et de la renverser. Trop peur de bafouiller, de baver, de se tâcher. Trop peur de jaunir ses dents ou de trouver trop d'amertume quand elle préfère le décaféiné.
Trop peur. Un léger tremblement se trahi lorsqu'elle sort la feuille faisant mention de ses références. 27 ans à peine, un enfant, un appartement dans les rues modestes d'Eight Mile en adresse. Un master's degree d'histoire payé par des parents bourgeois. Des petits boulot dans une boutique de fleurs et son échec, sa chute, sa descente : sa boutique ; l'ésotérique déchue, aux créanciers vendue. Ce papier, elle lui tend. Bien propre, bien présenté, l'amertume dans la bouche comme si elle venait de prendre ce fameux café. « Here are my qualifications.  »

Une bulle. Plus elle le regardait et plus ce type avait l'air d'une bulle. Il en avait l'aspect, l'odeur et la couleur. Il en avait les motifs aériens. Il en avait la senteur forte de parfum ; quelque chose de sirupeux, quelque chose de savamment dosé, un bonbon sucré. Une bulle. Il en avait les dégradés et les contours. Une bulle. Bubble-gum éclaté à la gueule de ceux qui osent le regarder. Kit Jones est de ceux dont on ne peut résolument pas ignorer l'existence. Il est là et il vous fait savoir qu'il ne partira pas. Une bulle. La rétine imprimée par le fushia. Ombromanie délurée imprimée à la fovéa.
Paroles qui viennent heurter l'encéphale envolé. Une bulle. Subitement crevée.
Il est vrai qu'elle vient postuler sans vraiment être qualifiée. Faut-il un diplôme particulier pour tenir des verres sur un plateau et sourire à ceux qui les ont commandés ? Elle n'en sait rien. Elle ne s'est jamais vraiment posé la question. Fugace, la cervelle lui repasse en revue les gueules des connaissances qui font le boulot demandé... Il lui a toujours semblé que ces parvenus bossaient sans avoir rien vraiment réclamé. Des paumés, des cool kids qui s'agitaient pour pouvoir bouffer, des fêtards qui souvent en faisait profiter. Etre serveur, c'est un métier alimentaire qu'on lui a raconté. Coincée dans ses clichées, engoncée dans sa perception souvent biaisée ; il y a comme une incertitude qui lui prend aux tripes et qui ne se traduit qu'en un sourire désolé. Euros jusqu'alors assurée de pouvoir exercer se sent subtilement dépassée. Est-ce qu'il y a des techniques ? Des façons de parler, de se mouvoir, de servir ? Est-ce qu'il y a une façon de tout retenir ou même de juste sourire ?
Son épaule frémit. Son rictus faiblit. Elle en ignore les conventions, la marque, la subtilité de l'humour de son interlocuteur. Les degrés ne sont souvent que des températures pour celle dont les conception sont brimées. Une bulle. La sienne. Il n'y a finalement que sa bulle enfermée pour se sécuriser, se soulager, se rassurer quand elle se retrouve dans d'inconfortables situations à déjouer.
Un étirement bref, les labiales qui se défendent dans la candeur d'un visage angélique. Elle n'a que ça à lui donner avant que le second coup ne s'abatte. Attendu, préparé. Elle a durant de longues heures questionné cet aspect de son C.V, sa boutique fermée, la vérité à divulguer comme son grand-frère le ferait. Subtile. Agile. Copy-cat qui s'essaie à omettre les détails qui peuvent compromettre ce qu'elle souhaite gagner. « Well...in a manner of speaking... I had to close my shop because i did not find the right audience. Eight Mile and Detroit are not...quite receptive for that kind of service.  » Eight Mile et Detroit n'en ont rien à cirer du développement personnel, des plantes, du thé, de la force des pierres et des cycles lunaires. Les rues de cette citée n'en ont rien à carrer des vertus des fleurs et de la méditation, du yoga ou bien encore de la sauge brûlée. C'est un fait. C'est ce qui lui a tant couté en partie ; au delà d'une infinie liste d'ingérences causées par une hypersensibilité, un spectre autistique et une personnalité bien différente du reste de la communauté. « I don't have a lot of experience, it's true, but i know how to serve people at least. Doing my best. I'm polite, attentive, kind. I prepared a lot of tea in this shop. I want to be useful. I want and i need to work.  »

La Californie ? Vraiment ? Roseburry à l'est des Etats-Unis ? Elle, Euros ? La peau diaphane, un léger accent anglais en rémanence d'années éduquée par des tuniques rouges philanthropes. Elle, celle qui est presque toujours restée sous la grisaille, la pollution ou bien la pluie d'une Angleterre défraichie. Elle ? L'allergie légère aux U.V. Le faciès émacié, la silhouette chétive sans grandes protubérances érotisées. La Californie ? Elle n'y a jamais foutu les pieds mais c'est une idée à conserver. C'est une idée à garder. Partir. S'enfuir pour une citée qui pourrait comprendre et accepter ce qu'elle est. Là où le soleil ne semble jamais vouloir se coucher, là où on aime prendre soin de soi et peut-être même des autres...
Un haussement d'épaule, le sourcil s'arque lorsqu'il lui dit. C'est qu'avec sa dégaine, Kit Jones a forcément voyagé aux quatre coins du monde alors il sait. Avec sa tronche et son accoutrement, Kit Jones est de ceux qui ont résolument beaucoup d'argent. Bien plus qu'elle ne pourrait l'imaginer. Bien plus que ses parents et son frère ainé combinés. Bien plus que ce qu'elle pourrait jamais gagner dans cette modeste vie qu'elle a choisie. Légèrement hagard, le regard se perd sur l'excentrique qui la jauge, la juge avec toute l'injustice que l'on confère aux ingénus. Il a les bras croisés. Il y a cette barrière volontaire qu'il fait. Sous la table, la jambe de la sylphide s'est mise à trembler, la rétine ne semble pouvoir se reposer du rose qui lui est imposé. L'hypersensibilité sensorielle qui se bat, qui s'ébroue par ce genoux agité. Elle tape, en silence, la mesure, elle frappe le fracas du stress qui n'a de cesse que de monter.
L'intérêt pour sa boutique et sa situation actuelle sont cependant passés. Le business man poursuit, dévale la liste de ses questions préconçues pour trier les profils et les différentes personnalités.
« Oh no no, no problem at all. Really, everyone should feel fulfilled and happy to be who they trully are. And, i would say, in my sentimental life, i tend to make my partners gay !  » C'est là qu'elle s'y essaie Euros. C'est là qu'elle tente de faire de l'humour, un sketch, de l'auto-dérision peut-être mal placée. C'est là qu'elle arrête d'essayer de pleinement se contrôler. C'est là qu'elle laisse parler de véritables pensées dans un rire aigue, tendu, un truc qui se fait parce qu'au fond, elle est gênée. Cristalline, la voix s'élève dans la pièce qui lui semble austère et peu habitée. Les mains devant sa bouche, les yeux mutins, les petites joues gonflées par la boutade, l'expression même d'un angelot, d'un minuscule chérubin qui se moque des flèches mal décochées contre son destin. Fugace, le sourire s'efface tout de même pour retrouver un semblant de calme. « I...I mean, well, i'm friends with different personalities, people with different orientations and i love them all for their uniqueness.  »

Le réflexe. Malgré tout le voici. Malgré tout il est là. Le réflexe ; celui de planquer cette bouche naïve, cette bouche à l'habitante parfois trop franche, parfois trop hésitante. Le réflexe, celui de se couvrir, d'éteindre le feu, l'étincelle de l'intrépide. Celle qui peut tourner sept fois, huit, trente fois sans jamais parler. Celle qui peut tourner une seule, s'empresser, éjecter, sortir le lot de la dilettante décomplexée. Le réflexe. Les paumes encore plaquées contre les lèvres, le rire s'éternise dans un écho semblable aux étoiles. Une trainée de poussière, des paillettes suspendues à la postérité, mélodie aux tympans, sonorité de la chétive autant amusée que gênée par ses paroles irraisonnées. Le réflexe. Le calme qui appose le recule du surplus de l'expressive. C'est qu'elle sait Euros. Elle sait qu'elle peut parler sans réfléchir, se tromper quand, pour elle, vient le rire. Elle sait qu'elle peut créer les lassitudes et les soupirs.
Pourtant, chez l'homme d'affaire, il ne réside qu'une expression joviale, qu'une compréhension des intentions, de la blague, de ce qui anime l'être qui ne contrôle pas ses propres labiales. Soulagée alors, elle se lève quand il veut passer à l'étape supérieure. Un test. Une épreuve. Un premier palier qu'elle semble avoir passé pour qu'il souhaite continuer. Dirigée vers une vaste machine à café, il lui demande un cappuccino.
Face aux boutons qui s'emmêlent, face aux récipients et aux tirettes d'un inox semblable à l'argent, la perdition se conjugue à l'amer. Une moue renfrognée, un oeil paniqué qui ne masque en rien sa méconnaissance de l'outil susnommé. Un pas, une main hésitante lancée vers l'appareil. Une lecture rapide des mentions au dessus des points d'actions. « Hmm...It's tea, definitely tea. I used to make my own infusions  » Le dos qu'elle lui tourne, la réponse qu'elle donne pour le faire patienter et le premier truc qu'elle actionne qui vient moudre le café. Comment font-ils déjà ? Ces serveurs observés si souvent lors de ses rendez-vous hebdo avec Eamonn ? Comment font-il déjà ? Ils ont une pelle, un truc, un filtre pour récupérer la poudre, pour la mettre, la presser pour que coule le café. Tremblante, elle met trop de temps à faire ce qui est réclamé. Les doigts longilignes attrapent une petite tasse et la mettent en dessous pour faire passer de façon hasardeuse un expresso.  « It's hmm... well, to be honest with you, I don't know how to use this kind of machine. But if you let me heat the milk, like the old-fashioned way... i can do it. I... I know that the cappucino is espresso coffee, mixed with milk and topped with a creamy milk froth steamed until frothy. I know it.  »  

Attention donnée. Attention portée. Les regards se plissent sous les arcades. Les fines ridules. Sourires qui paradent. Attention donnée, portée, conférée l'un à l'autre dans un échange qui commence à se faire agréable. Dans la caboche pas un cabotin, pas un acteur, pas de malin. Kit est un personnage à l'image contraire de sa société. Kit est un homme d'affaire qui redore les lettres amoindries de cette fichue citée. A la ferveur de l'or, à la main de velours cachée aux plis poudrés de rose, il dépose sa grâce sur la bonne foi des paumés. Œil mutin, lippes dardées d'un rouge naturel à faire pâlir les demoiselles ; nanti aux airs chérubins. Kit Jones semble accorder sa chance à celle qui ne vaut rien. Plus en confiance, plus assurée dans ses gestes, elle lui sert une bonne fois pour toutes ce cappuccino commandé. La tasse se glisse, elle, elle a secoué le lait à s'en faire mal au poignet, elle a tâtonné les boutons, trituré pour finir par trouver comment faire la pression. Elle s'est démerdé. Elle lui a fait ce qu'il avait demandé. Sans dessin, sans éclat d'un professionnalisme qu'elle ne possède pas. Pas de fioritures à apporter, simplement le défis respecté avec les moindres moyens que sont les siens. « I can learn yes... i can do this. And, hm, if you take me of course, after feeling the customers, i can suggest infusions and teas adapted to their moods.  » Moins de retenue dans la voix et dans les gestes. Elle n'hésite plus à suggérer ses passions illuminées. Les plantes, les humeurs, les bénéfices des feuilles et tiges séchées ; la sève libératrice dans l'eau chauffée. Convictions qui lui sont propres, qui peuvent palper une clientèle en recherche de vert et de bonne conscience à glaner. Attention donnée. Attention portée. Les regards se plissent sous les arcades. Les fines ridules. Sourires qui paradent. C'est qu'il semble réceptif à ce genre de propositions que certains auraient rejetés. C'est qu'elle semble le toucher, le gagner en tant que futur boss d'un métier insoupçonné. « And, if necessary, i can do night shifts and work in your nightclub part.  » Terme qui semble arriver à cette rencontre, Euros délaisse la carte qu'elle gardait dans la poche de sa bouche pas toujours éloquente. Le manque d'argent en motivation première, l'envie d'être retenue comme étant prête à tout donner pour obtenir la place banale d'une serveuse peu expérimentée. Elle le regarde, elle observe, elle attend la sentence, le couperet. Elle attend le mot de la fin ou bien la prochaine réclamation faite pour la tester. Le cœur bat une certaine chamade sous la gorge nouée mais les lèvres maintiennent ce qu'elle veut toujours garder : la bienveillance d'un rictus appaisé.