Comatose ‡ Isabella Garcia

Levé de soleil à venir, le pas trainant sur le trottoir, Minka s'était éloignée de son poste à l'heure de son autorisation de liberté. Trois clients, trois dissociations, elle s'en était pas si mal sortie. Pendant un instant, elle avait craint que Stanley ne vienne encore la chercher, devoir être obligée de sourire, d'accepter la connerie -boisson, bonbon, viennoiserie, peu importe- qu'il lui aurait apporté, de faire comme si ça lui faisait plaisir. Mais il n'était pas venu. Personne pour la ramener, personne pour la surveiller, et elle n'avait pas sommeil malgré les heures de travail derrière elle. La blue hour éclairait assez bien pour transformer les rues sinistres en passages chaleureux, avalant de sa lumière les ombres effrayantes qui dissuadaient les couches-tard de traverser. Les monstres aux gueules béantes redevenaient des poubelles laissées ouvertes, les hommes aux corps anormalement longs des poteaux électriques trop vieux et les yeux scintillants démoniaques les chats des rues à la recherche de quelque chose à manger. Manger. Son ventre gronda légèrement. Son regard traversa la rue pour longer les commerces en face, encore fermés, et elle finit par s'arrêter le long d'une artère routière qui allaient doucement s'éveiller à mesure que les gens iraient travailler. Elle se laissa tomber sur un banc, tira de son sac une cigarette qu'elle coinça entre ses lèvres et qu'elle alluma avec un peu de difficulté à cause d'un briquet récalcitrant, puis elle tira une longue rasade de nicotine en laissant retomber sa tête en arrière pour regarder la fumée s'envoler vers le ciel en soufflant. Et là, elle tiqua. Elle était observée. Sa tête tourna soudainement d'un côté et son regard rencontra l'objectif d'un appareil photo qui devait coûter super cher. Elle se redressa rapidement, prise d'un élan de panique, avant de froncer les sourcils en observant la femme derrière l'appareil. Alors, un peu bêtement, elle regarda autour d'elle, cherchant ce qu'elle pouvait bien prendre en photo comme ça, avant de comprendre que c'était elle la cible. « Hey ! » Un accent des pays de l'Est, une voix fatiguée, rien d'agressif, juste une interpellation. « Je peux voir ? » Le droit à l'image ? Elle n'était plus à ça près après ce qu'on la forçait à faire de son corps. Tranquillement, elle tira une autre bouffée de cigarette, la bloquant un instant dans sa gorge pour la mieux le souffler tout doucement. La faim ? Envolée. La nourriture était devenue un problème. Ou alors était ce son image d'elle-même qui, volée en éclat, lui donnait l'impression de devoir égaliser la dysphorie que renvoyait son miroir à ce qu'elle pensait être devenue ?

Depuis combien de temps n'avait-elle pas vu son image autrement que par le prisme direct de son miroir ? Quelques minutes tout au plus, le temps de se maquiller, de se coiffer, de vérifier que la tenue allait être assez séduisante pour que des voitures s'arrêtent. Lorsqu'elle se pencha sur le petit écran pour observer les détails, elle fut frappée par la beauté de l'ensemble. La lumière, sa position sur le banc, la fumée de cigarette qui disparaissait dans le ciel... Et puis son regard s'attarda sur les détails. Le ridicule de sa jupe trop courte en plein mois de novembre, de ses talons trop grands pour être confortables, de la maigreur de ses bras, de ses traits tirés, des cernes sous ses yeux que le maquillage, absorbé par la peau fatiguée, ne camouflait plus. Elle ne se reconnaissait plus. La jolie jeune fille sportive qui souriait sur toutes les photos des albums de sa mère avait disparu. Son coeur se serra dans sa poitrine et elle recula, poussée dans un léger moment de panique puisqu'elle se rappelait, à cause de cette foutue photo, de la merde dans laquelle elle se trouvait. Dramatique, c'était bien le mot. La photo trahissait l'état lamentable de sa vie, comme une preuve réelle du déchet qu'elle était devenue. Son souffle s'était accélérée, sans qu'elle ne s'en rende compte, devenant difficile à reprendre, comme si la capacité de ses poumons était soudainement réduite. Lorsqu'elle releva les yeux vers la photographe, elle semblait sur le point de pleurer. « C'est moi, ça... ? » Elle baissa un peu la tête, attrapa une mèche de ses cheveux pour en examiner les pointes. Elle allait régulièrement voir des coiffeurs, forcée par son métier de s'entretenir, et elle avait pourtant l'impression que ses cheveux étaient horriblement ternes et plats. Tout ça n'était bien sûr qu'une illusion portée par la dysmorphie de son traumatisme, mais elle n'était pas prête à se voir. « Je ne comprends pas, qu'est-ce que vous trouvez de beau dans cette photo ? Je gâche tout. » L'affolement dans le regard, crise de panique en approche, elle sentait ses yeux s'embuer de larmes, s'en voulait de craquer devant une inconnue.

La validation d'une femme, même inconnue, avait un goût de réconfort. Là où l'avis des hommes était devenu brouillé, menaçant, intéressé, celui d'Isabella paraissait irréel. Elles étaient pourtant plusieurs à se côtoyer sur le trottoir, mais alors que leur malheur commun formait une espèce de compassion générale il s'avérait que la compétition restait plus forte que tout. Certaines filles disparaissaient, d'autres vivaient un enfer, si la course à celle qui serait la plus baisable -et donc la plus lucrative- n'était que sous-entendue, la menace de la dernière arrivée sur la ligne était bien réelle. Bien que Minka engage le minimum pour être désirable, par habitude, par peur, par programmation, elle continuait de se voir comme une chose affreuse et son image se dégradait de jour en jour. Elle ne mangeait plus que très peu, malade, comme pour contrecarrer ces mises en beauté qu'elle haïssait plus que tout, mais aussi dans une volonté d'être si maigre qu'elle pourrait disparaître un jour. Chose qu'elle ne laissait pas non plus arriver par peur du rejet et des punitions. Quelque part, c'était comme si plusieurs mains l'agrippaient et la tiraient de toute part pour la tordre. La couleur du bonbon lui donnait la nausée, elle voyait presque le nombre de calories s'afficher, et elle fit un petit non de la tête. « Je n'aime pas les bonbons. » Pourtant quand elle quittait la ville il lui arrivait de s'empiffrer de choses qu'elle n'osait plus toucher lorsqu'elle était à Détroit. Il suffisait qu'elle quitte les murs de la ville et pouf, tous ses malheurs disparaissaient. Minka était brisée, déchirée en plusieurs morceaux.

La validation d'une femme, inconnue, paraissait irréelle et pourtant si douce. Elle avait envie d'y croire, de se noyer dedans, de retrouver son image d'avant. « Vous voulez que je vous serve de modèle... ? » Utiliser son corps autrement que pour le plaisir des hommes, autrement que comme un réceptacle sale et écœurant. Si la photographe pouvait sublimer toutes ces choses qu'elle ne voyait plus que comme des horreurs, peut-être trouverait-elle le courage de se redresser, de retrouver confiance en elle, de penser à sa liberté, de rêver une rébellion... ? « D'accord. Mais ça reste entre nous. Je ne veux pas qu'elles apparaissent sur internet... Et je vous préviens tout de suite, je n'ai pas de quoi vous payer si c'est ce que vous attendez. Et je n'ai pas beaucoup de temps libre alors... Je risque d'être un peu pointilleuse sur les rendez-vous ? » Ca faisait beaucoup de conditions mais aucune n'était négociable, tant pour son équilibre psychologique que pour des raisons d'obligations. « Comment vous appelez-vous ? »

La confiance était devenue une denrée rare depuis l'avalanche de malheur qui était tombée sur le nez de Minka, et pourtant face à cette femme elle avait envie de céder, de ne pas réfléchir. Tout en elle respirait la bienveillance et la chaleur, la gentillesse et l'altruisme. Sans doute l'angélisait-elle un peu trop, par habitude d'avoir pire devant elle et parce qu'elle ne la connaissait pas, mais elle était irrémédiablement attirée par ce sourire doux et ce regard apaisant. Quel mal y aurait-il à faire des photos de son corps ? De son visage ? A enjoliver ce qu'elle tentait désespérément de faire disparaître en se sous-alimentant ? Et si, quelqu'un, quelque part, pouvait s'intéresser à cet amas de chair pour autre chose qu'y fourrer des trucs ? « D'accord. » souffla-t-elle. « Je veux bien essayer. » Elle tira son téléphone de sa veste, le déverrouilla et le lui tendit. Pendant une seconde, elle se demanda si elle avait le droit d'utiliser le téléphone que les DD lui avaient donné pour ses trucs perso, mais le doute s'envola rapidement. Elle faisait ce qu'elle voulait en dehors de son travail. Chris lui avait répété assez de fois pour qu'elle l'ait imprimé même si elle avait du mal à y croire. Elle récupéra son téléphone et appuya sur la touche appel pour que la photographe reçoit aussi son numéro. Si elle ne le faisait pas maintenant, elle craignait de perdre le courage de le faire plus tard. « Je m'appelle Minka. Je suis surtout disponible tôt le matin ou tard dans l'après-midi mais jamais la nuit. Et je dors durant la journée. » La plupart du temps. Quand elle ne faisait pas d'insomnies qui lui creusaient des cernes de plus en plus marquées.