Blah blah blah † Bennie Kelly

« On décolle dans cinq minutes ! » Un rappel nécessaire de la part de Wynona puisque Faith n'avait pas levé ses fesses de son fauteuil malgré les quatre précédents avertissements de leur départ. Le temps qu'elle termine de ranger la vaisselle, Faith avait finalement posé son magazine de mots croisés et s'était levée. Elle avait même mis ses chaussures, enfilé et fermé son manteau, et avait frotté ses cheveux comme si ça allait les recoiffer alors qu'ils étaient trop courts pour bouger d'un centimètre. Winnie referma un tiroir et sortit dans le salon, souriant en voyant que sa grand-mère était prête, puis son sourire disparut en remarquant ses chaussures. « C'est à l'envers. » souligna-t-elle. Elle approcha et décrocha quelques boutons du manteau de Faith pour les remettre correctement et attendit que sa grand-mère remette ses chaussures à l'endroit. « Prête ? » « On va où déjà ? » « Voir Bennie. » « C'est qui Lenny ? » « Pas Lenny, B-NI. » « Ah oui la petite coiffeuse ! Je l'aime bien, elle est très polie cette enfant. » « Mais oui mamie, mais oui. Allez dépêche toi, si je suis en retard elle va pas rester polie longtemps. » Faith attrapa sa canne et sortit, laissant Winnie refermer la porte.

L'odeur du sèche cheveux et des produits à l'ammoniac sauta aux visages des deux femmes qui entrèrent dans le salon. Winnie entra la première, surtout pour bien ouvrir la porte et laisser Faith entrer.  « Salut Ben ! » Elle attrapa le bras de la vieille dame et l'approcha d'un fauteuil vide pour l'aider à s'y asseoir. « Tiens, t'as qu'à lire les magazines. » « J'les connais par coeur. J'veux un café. » Winnie leva les yeux au ciel et les laissa retomber sur Bennie. « Un déca ou une tisane, s'il te plait. » « Mais je veux un café ! » Wynona regarda sa grand-mère avec tendresse. « Elle va t'en faire un mamie. » Et de mimer silencieusement avec ses lèvres vers Bennie. « Dé-ca. » Puis elle aida Faith à retirer son manteau et alla s'installer à sa place habituelle pour que, enfin, pendant quelques heures, ce soit d'elle qu'on s'occupe. Et quand Bennie revint, elle la regarda à travers le miroir. « Tu peux me virer les tresses et me faire des torsades ? »

Bennie, c'était Faith avec 40 ans de moins. C'était ce que se disait Wynona à chaque fois qu'elle la voyait. Le genre de nana courageuse, indépendante mais pas trop, qui parlait beaucoup trop, et qui balançait des compliments ET des critiques en même temps. « Attends que je sois repérée par Chanel ou Gucci, tu diras plus ça quand je t'offrirai des sacs à 500 balles. » Elle arrivait déjà à se faire une moitié de salaire en vendant des photos de ses fesses, peut-être qu'elle pourrait gagner encore plus avec sa tête ? De plus elle avait plutôt intérêt à rester en forme si elle voulait être sûre de pouvoir tracer les quelques personnes qui la prenaient en flagrant délit quand elle leur faisait les poches. « J'arrête pas de le dire qu'elle mange pas assez ! » La jeune Dawkins leva les yeux au ciel et se laissa tomber comme une masse dans le siège dans lequel elle allait probablement passer le reste de sa journée. « J'irai acheter de l'huile de ricin au costco. » C'était à peu près tout ce qu'elle pouvait se permettre d'acheter en plus, déjà qu'elle avait économisé pour se faire coiffer. Bien installée dans son fauteuil, Faith fixait sa petite fille, le regard vide, en soufflant sur la fumée de son café. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, inquiétant Wynona qui redoutait le moment où elle devrait payer une maison médicalisée, ce qu'elle n'aurait jamais les moyens de faire. Si son père pouvait arrêter les conneries et sortir de prison...

Louie. Les yeux de Wynona se relevèrent dans le miroir pour regarder Bennie avec un certain intérêt. Si la coiffeuse était très rapidement devenue la tata qu'elle n'avait jamais eu, chez Louie c'était autre chose que Wynona voyait. « C'était Louie ? Il va bien ? Il peut venir au salon, ça dérange pas hein. » Genre juste "ça dérange pas". Elle suivit des yeux la chute du téléphone avec un certain regret puis haussa les épaules. « Tu sais, comme d'habitude. » Elle fit un petit signe de tête vers la vieille qui avait finalement repris la "lecture" d'un magazine et baissa la voix. « C'est de pire en pire, la dernière fois elle a confondu son cannabis avec les herbes de province et elle en a mis dans sa sauce, on était pété tout l'après-midi, j'suis allée bosser avec les yeux explosés, heureusement que mon chef était pas là. » Elle souffla un peu puis baissa les yeux vers ses ongles, qu'elle commença à gratter comme si le vernis déjà bien écaillé commençait soudainement à lui déplaire. « Pis Caden il fait rien pour sortir, ça m'énerve. » Comme si sa présence allait soudainement arranger les choses alors qu'il avait passé pratiquement autant de temps en prison que dehors. Elle refusait de quémander de l'argent à Kadeuce alors qu'il s'arrachait les cheveux à vouloir lui en donner autant qu'elle en aurait besoin et son père, déjà une sorte d'étranger malgré les efforts pour entretenir leur relation, ne voyait que par le prisme du gang et avait un ordre de priorité qui ne précipitait pas leurs retrouvailles. « Et toi ? T'as des nouvelles de Travis ? »

L'éclat de rire était un mystère complet pour Faith qui, le nez dans son magazine, avait relevé la tête, curieuse. Pourtant, à son entente, elle sourit, simplement heureusement que quelqu'un d'autre que sa petite fille fasse attention à elle. Il ne lui fallait pas grand chose, dernièrement, pour la contenter. Si la vendeuse en pharmacie acceptait déjà de lui parler plus de cinq minutes, ça faisait sa journée. Faith perdait la tête mais pas assez pour ne pas s'en rendre compte. Il y avait eu quelques crises de panique à la maison, des heures de discussions larmoyantes avec Wynona, beaucoup d'explications, de souhaits partagés, de notes écrites, les deux femmes faisaient au mieux pour que tout soit comme avant mais rien ne le serait plus jamais. Des amies de Faith avaient commencé à s'éloigner, oubliant de plus en plus souvent de donner des nouvelles, le voisinage se mettait à lui parler plus fort, alors que son ouïe allait très bien quand elle était concentrée, avec un vocabulaire plus enfantin, comme si elle était devenue débile, et les médecins se mettaient même à s'adresser à Wynona plutôt qu'à sa grand-mère quand elle l'accompagnait à ses rendez-vous médicaux. Alors ce petit clin d'oeil, complice et chaleureux, comptait beaucoup pour elle. « Eh, déjà c'est pas à moi, c'est à elle, prescript par le doc'. Et en plus c'était rangé, dans le tiroir à médicaments ! » Là, elle lança un petit coup d'oeil à sa mamie et regarda à nouveau Bennie à travers le miroir, en baissant la voix. « Du coup beh j'ai acheté un cadenas. » Une pointe de regret dans la voix, un changement de plus qui s'ajoutait à toutes les petites choses visibles qui rappelaient que plus rien ne serait comme avant.

« Ouais. Il a essayé d'me raconter, genre une histoire d'horaires pour l'terrain de basket, ou j'sais pas quoi. Des conneries encore. J'l'écoute même plus. » Renfrognée, la gamine, elle s'était légèrement affaissée dans son siège en enfonçant sa tête dans ses épaules, une moue contrariée sur le visage. C'était pas souvent qu'on voyait Winnie exprimer autre chose que son air faussement défoncé, mais avec Caden comme sujet de conversation c'était tout ce qu'elle était capable d'exprimer. Travis, elle lui en voulait un peu moins. Probablement parce qu'il n'était que son cousin et qu'il avait été déjà bien gentil de la prendre sous son aile quand elle était gamine. Alors elle se détendit un peu en apprenant la bonne nouvelle. « C'est quoi les conditions pour qu'ils acceptent ? » Un comportement impeccable, probablement, peut-être un petit billet glissé dans l'enveloppe. Toujours est-il qu'elle ne partagea pas le rire de Bennie, en fait elle fit même l'inverse, son visage se décomposa. « Ouais, j'imagine bien. Dix ans de plus pour les deux. » Elle ne comprenait vraiment pas ce qui la faisait rire, alors elle mit ça sur le compte de la nervosité, parce qu'elle savait que Bennie était loin d'être stupide, et si l'envie de rapprocher Travis des siens était forte, les risques que ça engendrait ne valaient peut-être pas le coup. Mais elle avait envie d'y croire, pour Bennie, pour les Foster, pour tous les autres qui attendaient le retour de leur ami. « Et après ? Tu vas l'aider à trouver un travail ? Je peux demander à mon patron si tu veux, franchement vu l'état du motel on aurait bien besoin d'un technicien qui répare des trucs. » Parce que ni l'une ni l'autre n'était dupe, une liberté toute fraiche sans de quoi s'occuper, ça allait forcément le ramener vers les travers. Pas sûr que Bennie survive à une autre séparation avec l'amour de sa vie.

Dans la chaleur du salon, nimbé des odeurs d'ammoniaque et de soins, le temps semblait s'être arrêté. Ou alors était-ce parce que les babillages de Bennie ne s'arrêtaient pas ? Wynnie la regardait dans le miroir s'activer sur ses cheveux, concentrée sur ce qu'elle faisait et pourtant pas une seule seconde assez perturbée par son travail pour fermer cette bouche qui n'en finissait pas de prononcer des mots, de donner des leçons. Sa propre expérience, avec ce mec qu'elle refusait de lâcher, n'avait rien à voir avec celle qu'elle avait avec son père. Pourtant, elle semblait persuadée que sa façon de penser était la bonne. Loyauté à toute épreuve, fidèle à un homme qui avait grandi derrière les barreaux et qui, peut-être, n'avait plus rien de celui qu'elle connaissait avant. Pourtant, elle se berçait d'illusions, d'espoir. Winnie avait arrêté ça depuis longtemps. Petite, elle avait longtemps pleuré après sa mère, après son père. Elle crisait pour aller en prison, pour ne rater aucune des visites autorisées, pour passer chaque date importante avec lui, faire passer le temps jusqu'à la sortie prévue. Et à chaque fois, il faisait de la merde et repoussait sa libération. Winnie avait fini par ralentir le rythme de ses visites jusqu'à ne plus y aller que quelques fois dans l'année, pour thanksgiving, pour son anniversaire, celui de son père, celui de Faith, et... C'était tout. Caden s'en plaignait, il râlait, il quémandait, mais la jeune femme était sourde à ses supplications. T'as qu'à sortir, ça sera plus simple, lui répétait-elle. Mais la motivation n'était visiblement pas suffisante puisqu'il était toujours enfermé.

Les yeux de renard de la Dawkins s'étaient légèrement durcis dans le miroir, tandis qu'elle observait sa coiffeuse se confondre en excuses toutes faites pour pardonner Caden de toutes ses tares. Nonchalante, optimiste, un rayon de soleil radieux sur un petit nuage de rêve, Wynona avait peut-être été méchante, quoi ? Deux ou trois fois dans sa vie ? Aucune condescendance dans ses paroles, uniquement de la douceur, de la tendresse, de l'empathie, toujours, en toutes circonstances. Pourtant, quand elle répondit à Bennie, on aurait dit une autre personne. Froide, la voix grondante, presque agressive, sans pour autant parler plus fort. « T'as raison, ça te r'garde pas. » Son regard rompit toutefois avec celui de Bennie pour se poser sur sa grand-mère, et elle s'était sûrement rendu compte qu'elle n'avait pas été très sympa parce que sa voix s'adoucit. Juste un peu. « Lui trouve pas d'excuses. Il rallonge sa peine pour des conneries. J'vais le voir, à chaque fois il a l'air d'un ado qui a fait une connerie et il me sert des excuses bidons, j'ai l'impression d'être sa mère. En attendant, j'gère mamie toute seule, j'taff dans un motel pourri pour pallier aux fois où elle claque tout notre fric, y a pas d'argent pour entretenir la maison, et j'ai l'temps de rien. Tout ça parce qu'il sait pas s'tenir. Alors même si je décide de croire naïvement qu'au début c'était pour moi, maintenant c'est juste pour sa tronche, c'est d'la fierté mal placée. Si il pensait vraiment à moi, il f'rait tout pour sortir. » Elle se renfonça un peu dans son siège, pas assez pour que ça dérange Bennie dans son travail, mais assez pour se sentir assez confortable. « J'm'en tape des autres. Si ça t'dérange pas d'attendre ton mec toute ta vie, tant mieux pour toi. Moi ça me gonfle. Et t'sais, tu parle d'RJ, mais moi j'en ai déjà parlé à Bean, elle aussi elle est saoulée des conneries de son père. Y a que toi qui leur trouve des excuses. »

Conflit de génération. La dizaine au dessus semblait toujours plus vieille à la dizaine du dessous, et avec ses 31 ans Bennie ne dérogeait pas à la règle. Dans la tête de Wynnie, la coiffeuse faisait partie de ces trentenaires qui avaient vécu trop de choses sales avec une résilience si forte qu'elle en devenait ridicule. Quand à elle, elle faisait partie de ces gosses insoumis qui n'acceptaient plus le modèle de vie de leurs aînés au point d'oublier que tout le monde ne pouvait pas avoir la force de tout le temps se rebeller. Et le plus drôle dans tout ça, c'était qu'elle était toutes les deux des milléniales. « Eh, vas-y, ça me fatigue, tu sais que j'aime pas le conflit, mais je peux pas te laisser dire des trucs pareils. Tu te rends compte de ta soumission au système ? » Elle grimaça en sentant les doigts crochus de la Kelly dans ses doigts. « Tu veux quoi ? Lui filer une médaille ? Pour s'être occupé de sa fille ? Bravo RJ, t'as assumé TON enfant. Eh, c'est pas parce que la majorité des mecs font de la merde que c'est le modèle à suivre hein ? Puis j'sais pas, toi t'as manqué, comment tu peux trouver normal que les autres manquent aussi ? T'as pas l'impression de jouer contre ton camp ? Heureusement qu'il a tout fait pour qu'elle ait un toit au dessus de sa tête et de la bouffe dans son assiette, c'est le minimum syndical quand tu mets au monde un être humain. Alors ouais ok, RJ et Caden sont pas pareils, Caden il assume rien, au moins RJ il essaye de ramasser les pots cassés. N'empêche qu'on va pas nous plus les féliciter d'avoir fait de la merde. » Et de voir que Bennie pouvait être aussi bornée alors qu'elle avait un caractère foutrement dominant et contradictoire, ça dépassait complètement Wynona. Comment une femme pouvait se montrer si indépendante, si débrouillarde, si forte, et s'écraser autant devant de la bêtise des hommes ? « Je t'admire, tu sais ? T'es trop canon, et t'as trop de la répartie, et tout ce que tu veux t'essayes de l'avoir et tu lâches jamais rien, mais une fois que les hommes entrent en jeu... » Wynona retroussa légèrement ses lèvres en soufflant entre ses dents dans un petit bruit un peu exaspéré. « J'sais pas, tu t'écrases. C'est triste. T'as pas envie de leur en vouloir, ben ok, en vrai je comprends, c'est pas entièrement de leur faute la prison, quand tu crèves de faim et que la société fait rien pour t'aider t'en arrives à des extrêmes, mais pour reprendre l'exemple de RJ, il avait un travail, Bunny aussi je crois ? Ca t'énerve pas qu'il ait tout gâché comme ça ? Si Faith avait encore toute sa tête, elle te le dirait, elle, que même si il faut jamais abandonner les siens, les hommes ne méritent pas autant ta pitié. » Elle baissa la tête, marmonnant dans sa barbe mais assez pour qu'elle l'entende. « D'jà j'suis pas toute seule à penser comme ça. Pis peut-être que si toutes les femmes faisaient comme moi, les mecs se mettraient à réfléchir avec autre chose que leur égo. » Elle finit par croiser les bras, l'air renfrogné, vexée surtout que ses grands discours n'atteignent pas son aînée. Déçue qu'une de ses Soeurs, même pas si vieille, reste encore empêtrée dans le modèle de leurs grands-mères qui devaient fermer leur gueule et subir. « Ben on changera les choses sans toi, t'inquiètes. Puis dans vingt ans tu râleras que gnagnagna, les jeunes là, sont jamais contents, de ton temps on se prenait des balles perdues et on en pleurait pas. Ah ben si en fait ? Vas-y, j'parle plus de ça, j'en ai marre. » Elle boudait. Ni plus ni moins. A court d'arguments, saoulée de tant de non-sens, elle se renfermait sur elle-même. La maturité qu'elle montrait sur certaines choses contrebalançaient avec l'immaturité qu'elle affichait sur d'autres trucs, beaucoup plus visibles et risibles.