Lyin' in secret to myself • Tony DiMarzo

D'abord le service en salle, puis la lecture, maintenant le tir... Tony avait été la seule personne que Raven n'avait jamais manipulé et pourtant elle était celle qui avait été la plus utile depuis qu'elle était à Détroit. Elle n'était même pas sûre de lui rendre, de quelle que façon que ce soit, toute la gentillesse et l'aide qu'elle recevait de sa part. D'ailleurs, le message de sa demande avait été court, et l'italienne avait accepté sans poser de questions, mais Raven savait parfaitement qu'elle allait devoir lui donner des explications lorsqu'elle la rejoindrait sur le champ de tir. Pas parce qu'elle l'exigerait mais parce que c'était sa seule meilleure amie et qu'elle n'avait pas envie qu'elle s'inquiète. Un état d'esprit tout nouveau pour la chinoise qui ne se préoccupait que d'elle-même. Cette vérité était d'autant plus vraie que Maddox l'avait retrouvée et qu'elle n'avait tout bonnement pas eu le temps de fuir -une bête histoire de facture d'un laboratoire qui s'était perdue pour atterrir à son ancienne adresse, l'homme avait reçu sa localisation sur un plateau d'argent- et qu'elle allait peut-être devoir sacrifier absolument tout son entourage pour s'échapper de l'emprise de son mari. Elle se plaisait bien à Détroit, malgré les difficultés financières, malgré les problèmes de santé qui s'enchaînaient -et qui étaient clairement liés à ses difficultés financières puisqu'elle remplissait difficilement son frigo-, malgré les rencontres peu agréables, malgré tout un tas de choses qui n'avaient rien à faire dans la vie d'une femme normale. Raven n'était pas une femme normale. Elle rêvait du jour où elle pourrait s'installer quelque part, un endroit voulu et choisi, et réfléchir en terme d'envie et non de survie. Elle gâchait sa jeunesse.

Le taxi, exceptionnellement pris parce que leur rendez-vous avait lieu en dehors de la ville, pénétra dans le terrain vague. Une voiture était déjà garée là, et Tony l'attendait. Probablement pas depuis longtemps, ce n'était pas dans les habitudes de Raven d'avoir du retard. Elle paya sa course et sortit du véhicule, rejoignant son amie, à qui elle claqua une bise sur la joue. « Salut. Comment tu vas depuis dimanche ? » Une heure à essayer de déchiffrer un livre pour enfants, la tatouée avait fini avec un mal de crâne carabiné et menacé de balancer le bouquin par la fenêtre, alors que c'était elle qui avait demandé de l'aide à Tony, oui oui. « Je vais essayer d'être plus patiente qu'avec la lecture. » promit-elle par avance. Ceci dit elle revenait de plus loin avec l'alphabet qu'avec une arme. « Et pour te remercier, je t'invite à manger. Ce soir, si tu es disponible. » Et quand Raven cuisinait, c'était digne d'un restaurant étoilé. Des plats tout droit sortis de sa campagne, travaillés, épicés, parfumés, elle ferait probablement le bonheur de son mari et de ses enfants quand elle aurait le temps d'avoir tout ça.

Tony n'avait pas perdu de temps. Le décor était déjà installé, les bouteilles alignées, la sicilienne prête à jouer la prof -c'était souvent, en ce moment-, le soleil rayonnant comme pour ne donner aucune excuse à Raven de rater son apprentissage. Mais quelque part elle était bien plus motivée à apprendre à tirer qu'à lire. L'urgence rendait la chose plus inspirante. Le simple fait d'imaginer n'avoir qu'à viser correctement pour claquer une balle dans la rotule de Maddox... Un petit frisson d'excitation s'empara d'elle, lui arrachant un petit sourire. « Jamais je ne te tirerai dessus. » Et si pour n'importe qui d'autre cette affirmation aurait prêté à sourire, pour Tony elle était franche. Même dans la pire des situations elle ne tournerait pas le dos à cette personne qui soutenait à elle seule tous les problèmes de Raven. La chinoise ne l'accablait pas non plus avec ses histoires, mais l'italienne restait tout de même la seule à qui elle osait -parfois- se plaindre des quelques maux qui lui tombaient dessus. En l'occurrence, pour Maddox, elle n'avait rien dit. Pas encore. Elle ne savait pas comment aborder le sujet pour qu'elle ne s'inquiète pas. Raven avait le problème bien en main et se sentait parfaitement capable de gérer son ex mari, mais son assurance ne suffirait peut-être pas à convaincre sa meilleure amie. « Alors, techniquement j'en ai déjà touché, mais... Je ne sais pas viser. Je ne sais pas tirer. Je ne sais pas recharger. Mais je sais par quel bout le tenir. » Autrement dit, elle ne savait pas grand chose. Un large sourire qui se voulait charmeur se dessina sur ses lèvres tandis qu'elle posait un regard séducteur sur Tony. « Mais je sais que tu seras une formatrice absolument parfaite pour m'apprendre. D'ailleurs, il faut une autorisation spéciale pour ça ici ? En Chine le port d'arme est interdit par les civils. » Alors bien évidemment personne n'allait vraiment vérifier ce qui se passait dans les petits villages de campagne perdus, pauvres et délaissés comme était celui de Raven, mais sur le principe l'état était suffisamment dans le contrôle pour s'assurer que la loi était respectée. Aux Etats-Unis, c'était la jungle. N'importe qui pouvait sortir une carabine et proclamer la légitime défense pour un orteil qui dépassait sur leur propriété privée. Ce qui n'était rien, évidemment, comparé aux règlements de compte que les gangs s'offraient. Ou quoi que, c'était plus surprenant de voir son voisin tuer quelqu'un de sang-froid que les membres d'un groupuscule qu'on reconnaissait parfois de loin. « Tu as déjà eu besoin de t'en servir... ? »

« Je ne te tirerai jamais dessus volontairement. » De mémoire, c'était sûrement la chose la plus romantique et la plus sincère que Raven ait pu dire dans sa vie. Et pourtant la liste des gens sur qui elle avait envie de tirer s'allongeait de jour en jour, de la caissière de supermarché désagréable, en passant par les clients qui se permettaient de lui mettre une main au cul quand elle servait au casino, jusqu'à son mari. Cet être détestable qu'elle voulait voir couvert de bleus et de sang, qu'elle voulait voir cracher ses dents, pleurer de regrets arrivés trop tard, elle voulait le voir supplier, puis crever au fond d'un lac en sentant chaque centilitre d'eau rentrer dans ses poumons. Mais d'ici à ce qu'elle réussisse à atteindre cet objectif, elle devait surtout avoir de quoi se défendre. Elle doutait qu'il veuille la récupérer de force, par fierté il était capable de prendre le temps d'essayer de la séduire, de la tromper, de la manipuler pour qu'elle lui retombe dans les bras. Et en attendant, jusqu'à ce qu'elle soit sûre qu'il n'envoie pas quelqu'un en expédition punitive pour tout ce qu'elle lui avait fait endurer depuis qu'il l'avait retrouvé, elle avait besoin de pouvoir se défendre. Au moins se rassurer. De toute façon elle avait élu domicile dans le Southwest, rien que pour ça elle aurait dû se procurer une arme depuis longtemps. « Donc il va falloir que j'achète une licence. » C'était à peu près tout ce qu'elle avait retenu des explications de sa copine. Le reste n'était pas bien important, si elle prenait un petit calibre et qu'elle continuait de fréquenter des lieux pas trop surveillés elle n'aurait jamais vraiment à se poser la question. Ses dépenses étaient serrées et elle n'imaginait pas avoir besoin de les limiter encore, surtout que ça commençait à devenir particulièrement compliqué de le faire. « Tu pourras m'obtenir quelques heures supplémentaires la semaine prochaine ? » Une réflexion silencieuse sur la question, le regard posé sur sa meilleure amie avec l'hésitation flagrante de lui raconter, mais elle fit un signe de tête vers l'arme. « Commence ta leçon. Je vais te raconter. » Elle laissa Tony lui expliquer les bases, élève attentive qui reproduisait les gestes avec exactitude, et quand le moment vint où elle devait tirer sur les cibles factices, elle se lança. « Je t'ai parlé de mon mari. » Une affirmation, elle ne doutait absolument pas que Tony se souvienne de ça. « Il m'a retrouvé. » L'argent, les hommes, la puissance, la volonté, les moyens étaient tous réunis pour qu'il obtienne ce qu'il voulait. « Travailler au casino était le plus simple pour moi, surtout ne sachant pas lire, mais ce n'était pas uniquement pour ça. » Elle n'avait jamais parlé à personne de ses objectifs, pas même à celle qui connaissait pratiquement tout de la véritable Raven. « J'ai commencé à vendre des informations. A monnayer une protection particulière. Mais je le connais, ça ne sera pas assez. » Elle tenta plusieurs tirs, quelques uns se perdirent sur le terrain vague, d'autres touchèrent les bords de la cible. Des gestes maladroits, peu assurés, typiques d'une débutante. Elle baissa l'arme pour regarder le résultat et eut l'air un peu dépité. « Je vais avoir besoin d'entraînement... »

Des plans à revoir, des variantes à intégrer, des solutions de secours à imaginer. Obtenir une licence demandait du temps et de l'argent, pour l'arme, pour les munitions, pour l'entretien, pour la formation, une somme qu'elle n'avait pas prévue et qui allait lui manquer. Mais déjà elle comptait les choses qu'elle pouvait réduire -pas la nourriture, elle avait déjà trop baissé le budget-, celles qu'elle pouvait se faire offrir, peut-être même que si elle demandait à Salvatore, il accepterait de l'aider ? Ce ne serait pas gratuit, bien sûr, mais ça pouvait faire partie de sa prochaine paye ou quelque chose comme ça. Etant donné les catastrophes ambulantes qui pouvaient se promener avec des armes à feu sur elles, Raven ne s'inquiétait pas spécialement d'obtenir ou non l'agrément. Elle serait probablement l'une des plus sérieuses de sa session entre Karen qui voulait à tout prix protéger sa propriété de ces sales gosses qui faisaient du skate près de sa pelouse et Mickael qui voulait jouer les gros durs devant ses copains racistes mais dont l'arme prendrait la poussière et serait oubliée au fond d'un tiroir après quelques mois. « Je vais y réfléchir. »

Les bras tendus, la concentration fixée sur le viseur, elle tentait de trouver son équilibre sans perdre sa cible de vue. « C'est juste un enculé influent. » corrigea-t-elle. Elle ne savait rien de ses activités auprès de la Triade, Maddox avait toujours été extrêmement discret par rapport à ça. « Mais il est très influent et tout aussi riche. » Elle rendit l'arme à son amie. « Sa famille est tout aussi influente et... » un rire s'échappa, nerveux. « ... j'ai l'impression de te raconter le résumé d'un mauvais roman de dark romance, pour la faire courte, le mariage en Chine est sacré. Ce que j'ai fait là en partant comme ça... Tu n'imagines pas à quel point c'est insultant. Ou peut-être que si... ? » Elle n'avait pas forcément mesuré les risques que Tony avait pris en avortant, en assumant même son amour pour Lorenzo, elle l'avait juste soutenu, sans chercher à savoir les dommages collatéraux que ça aurait pu avoir. Une inquiétude qui s'envola à peine quelques secondes après.

Elle explosait. De la colère, de la rage, une empathie bien trop forte. Un engagement au delà de tout ce que Raven aurait pu imaginer. Elle regardait sa meilleure amie vider son chargeur sur les balles au même rythme que les mots étaient crachés par la haine, et un sourire tendre s'était dessiné sur ses lèvres. Elle ne méritait pas tant de compréhension. « On aura pas besoin d'en venir à de telles extrémités. Je ne suis pas femme à me salir les mains. Je vais trouver un plan. » Les bras croisés sur la poitrine, et maintenant que Tony avait baissé son arme, elle s'approcher des cibles qui avaient éclatées par terre pour contempler les dégâts. « C'est tout con. Un courrier médical qui s'est perdu. » Elle avait encore la haine contre cette erreur administrative, contre la cruche qui ne s'était pas posée de question en voyant qu'une analyse faite à Détroit n'avait aucune raison d'aller jusqu'à Los Angeles. « Trois semaines, environ. Ce qui veut dire qu'il est probablement là depuis deux mois, au moins, et qu'il m'a observé. » Elle s'accroupit pour ramasser un bout de verre éclaté et revint vers son arme, jouant avec le morceau tranchant entre ses doigts. « Si je viens chez toi, je t'expose. Peut-être qu'il t'a déjà repéré, peut-être pas, en tout cas il ne connait pas la nature de notre relation, et je préfère qu'elle reste un mystère pour lui jusqu'à ce que j'ai besoin de toi. Tu sais... » Un petit sourire en coin se dessina sur ses lèvres. « Pour lui foutre une balle entre les deux yeux et brûler son cadavre. » Elle releva doucement la main pour lui montrer le bout de verre. « Je vais lui laisser une chance de décamper. Mais si il s'entête... » Elle appuya doucement avec son index sur le morceau de verre, faisant perler une goutte de sang sur son doigt dans une métaphore plus que parlante. « Il adore les tatouages, je suis son modèle d'entraînement préféré, ce serait dommage qu'il parte trop vite avec une peau aussi propre, tu ne crois pas ? »