{FB} To keep you safe, away from harm ✫ Raven

Le paquet de cigarettes quasiment vidé tandis que je persiste à rester dans le froid, accoudé à la rambarde de la terrasse, à me demander dans quel merdier elle a bien pu se fourrer. Envisager les pires situations ; une constante qui me permet habituellement d'éviter les mauvaises surprises. Une sensation bien désagréable, lorsqu'elle est l'actrice principale de ces scénarios fantasques et particulièrement sordides. L'inquiétude, la crainte qu'il ait pu lui arriver quoique ce soit, trahissent un attachement certain à son égard. Nouveauté qui ne saurait être passagère tant elle est intense. Pourquoi elle ? Le désintérêt de plus en plus difficile à maintenir, j'ai le mérite de ne pas avoir sélectionné la première des idiotes. Ce qui peut aussi s'avérer être un problème. Plusieurs mêmes. Le premier étant ces sentiments que je n'avais pas véritablement prévu d'avoir. Cette possession maladive que je développe à son égard. Au-delà de son appartenance aux Kang, elle est mienne et une pointe de fierté s'accroît, de la savoir à mon bras. Je finis de tirer sur une énième cigarette, balance le filtre du vingtième et quelque étage. Mon téléphone glissé et sorti de la poche de mon costume un nombre incalculable de fois, je tente de nouveau de l'appeler pour découvrir encore sa messagerie. Injoignable.

D'une oreille j'entends la porte du penthouse s'ouvrir et c'en est à peine croyable. De grandes enjambées me mènent jusqu'à la baie vitrée de la terrasse, où je peux constater, en effet, la présence de Raven. En un seul morceau, le cœur battant et les poumons s'emplissant d'un air assurément plus pur que le miens ces dernières heures. La sensation de soulagement est bien éphémère ; l'iris détaillant sa silhouette, sa douceur, sa candeur. La colère s'installe et submerge en un instant. Le pas déterminé je m'approche d'elle sans attendre, répète ces paroles énoncées dans la matinée avant mon départ. < Fais du shopping si tu le souhaites, mais ne sors pas seule. > J'empoigne son bras d'une main ferme et la plaque sans ménagement contre le mur le plus proche, l'empêche de faire un mouvement de plus. Elle en a déjà trop fait. Mon visage trop proche du siens, je perçois sa respiration s'accélérer autant que la mienne. La voix ne s'élève pas, gronde son mécontentement dans un ton continu que seuls quelques mots appuyés viennent perturber. < Où y as-tu entendu une invitation à sortir la nuit ? Sans moi à tes côtés ? S'il t'était arrivé quelque chose, de quoi j'aurais eu l'air. > Un Kang même pas foutu de protéger sa femme. Ma poigne l'emprisonnant toujours tel un étau, je la secoue d'un geste sec, ne réalise pas la cogner de nouveau contre le mur. < Tu ne te rends pas bien compte je crois de la famille à laquelle tu appartiens à présent. De la valeur que tu as aux yeux des autres. > Nos ennemis ; les envieux, les mafieux. Des histoires de business et des histoires plus sales dont elle n'aura jamais connaissance. < A mes yeux. > Je lâche la mâchoire serrée, ne manquant jamais de sincérité à son attention. Mes billes acérées plantées dans les siennes, laissent mal transparaître la tendresse qu'elles peuvent éprouver pour la demoiselle. Le regard constamment trop noir, trop dur, trop déterminé, pour qu'y lire quoique ce soit d'autre soit aisé.

Réalisation de l'instant, de cette main possessive qui blanchit à force de tenir ce qui est miens, je relâche ma prise. Marque écarlate laissée sur ce bras qui reprend quelque peu de ses couleurs. Je me redresse et recule de quelques centimètres à peine. Caresse soucieuse sur son bras, pouce qui vient dessiner un côté de sa mâchoire, le ton particulièrement dur cède place à une douceur presque surréaliste. < Tu as bu ? > Je lui demande sans que le reproche ne veille. < Tu vas bien ? > Le remord est aussi fort que ma réaction a manqué de tempérance. Pourtant il n'y a là qu'un échauffement d'une longue série de violences méprisables et toujours regrettées vis à vis de la belle…

Les premières gênes envolées, quelques gestes tendres et mots doux avaient commencé à être échangés. Outre l'impression de rendre fière sa famille -qui avait reçu une somme incroyable pour la vente de leur fille à un parfait inconnu vieux de vingt ans de plus qu'elle- Raven avait vu naître une certaine affection pour Maddox. Il était séduisant, et si quelque part elle trouvait cet argument superficiel, elle était quand même bien contente de ne pas avoir à coucher avec un homme qui la dégoûtait. Il était intelligent, cultivé, il lui apprenait un nombre incalculable de choses notamment sur l'art, la peinture, la musique, l'emmenait flâner dans des endroits culturels impressionnants, musées et autres galeries, et rien que pour ça, elle se sentait chanceuse. Elle se sentait chanceuse et importante pour quelqu'un. La marieuse tout comme ses parents lui avaient dit qu'elle n'aurait jamais son mot à dire sur rien, que le maître de la maison était son mari, qu'elle avait bien de la chance parce que la voisine devait attendre le sien dans un placard toute la journée et que si elle, elle avait la chance de sortir, elle devrait se montrer reconnaissante. Alors Raven avait cru que c'était un privilège de se faire promener comme ça, et elle profitait de chaque minute passée à l'extérieur au bras de son mari. Elle n'était pas bête, pour une fille de la campagne de la région la plus pauvre de Chine, elle avait eu une bonne éducation, mais ses connaissances se limitaient aux mathématiques, à l'histoire générale du monde et à la littérature chinoise. Elle gobait toutes les informations que Maddox voulait bien lui donner, dévorait les livres qu'il avait à la maison, n'hésitait pas à tenter le bricolage, la peinture, la musique, et tout ce qui lui passait par la tête. Pour remplir ses journées, certes, mais aussi par soif de connaissances. Et très vite, il lui avait donné l'autorisation de sortir sans lui.

Ce soir, elle rentrait un peu tard. Arrêtée dans une librairie, elle avait fouillé pendant plus d'une heure à la recherche d'un essai sur le dessin que son mari n'aurait pas, ce qui n'était pas chose facile, surtout qu'elle n'arrivait pas à déchiffrer ce qui était inscrit dessus, elle se fiait juste à la couverture. Et lorsqu'elle l'eut trouvé, elle sentit son coeur gonfler de joie. Il s'agissait de l'argent de Maddox, le cadeau n'en était qu'une moitié, mais elle était certaine que l'unique fait d'avoir pensé à lui pour une passion qu'il lui communiquait lui ferait plaisir. Le marché de nuit n'étant pas bien loin, elle en avait profité pour acheter quelques fruits secs et boire un vin chaud. Lorsqu'elle sauta dans le taxi, il faisait déjà nuit depuis un moment. Elle galopa directement dans l'ascenseur de l'immeuble à la sortie du taxi et lorsque les portes s'ouvrirent sur le penthouse dans lequel ils vivaient, elle se laissa avaler toute entière par la chaleur de l'intérieur. Son mari approchait déjà, elle entendait ses pas, et un sourire se dessina sur ses lèvres. « J'ai un... » < Fais du shopping si tu le souhaites, mais ne sors pas seule. > La surprise fut telle qu'elle rencontra le mur sans comprendre ce qui se passait, lâchant ses sacs sous le choc. Elle remonta légèrement ses avant bras par réflexe, pétrifiée alors qu'elle se faisait secouer et houspiller. « P... Pardon... Je n'ai pas vu le temps passer, je... Je suis désolée... Tu me fais mal... » geint-elle. C'était la première fois qu'elle le voyait autant en colère, et elle se sentait coupable de l'avoir inquiété à ce point. La caresse qu'il lui offrait tira un frisson à la jeune femme, qui mit ça sur le compte de l'hébétude. « Juste un vin chaud... Au marché... » Elle aurait pu lui mentir, surtout qu'elle ne sentait pas l'alcool, mais l'idée ne lui avait même pas frôlé l'esprit. Une gamine, éduquée à l'obéissance, à la soumission. Et elle lui prit doucement les mains, dans une tentative maladroit de le rassurer. « Je vais bien, je t'assure. Je t'ai pris quelque chose... » Elle se baissa pour ramasser un premier sac, qui contenait les fruits secs, et les lui donna. Puis elle prit aussi l'essai sur l'art, qu'elle lui tendit. « Tu en as beaucoup, j'ai eu du mal à en trouver un qui n'était pas déjà dans ta bibliothèque. La vendeuse m'a dit qu'il était récent. »

Mes billes rivées sur elle, je n'arrive pas à m'en détacher. De ce petit être fragile à qui tout pourrait arriver, surtout le plus grand des malheurs. De ce petit bout de femme, trop vulnérable, trop fragile, proie trop facile pour quiconque oserait s'en approcher. De ma femme, tout simplement. Celle dont l'idée de l'avoir dans les parages des années durant, seule et unique à mon bras, ne me déplaît pas. De moins en moins, du moins. Affection insinueuse qui se développe, sème le trouble, perturbe mes pensées et tout bon sens qui y est lié. La crainte dans son regard m'impose un mouvement de recul. M'oblige à réviser mes manières et à la considérer plus intensément. Lui faire mal ? Ma main se desserre instantanément à ses… jérémiades ? Dans le doute d'une supercherie, cœur trop épris, la réaction est immédiate. Caresse apportée telle un double réconfort ; la calmer elle, me calmer moi. Peut-être sa réaction est-elle plus sensée que la mienne, finalement. Je dis bien peut-être. J'ai toutes les raisons du monde de m'en faire.

De sa sincérité, je n'en ai jamais douté. Mensonge aux allures impossibles, j'acquiesce à ses réponses. Confortée qu'elle soit en pleine possession de ses moyens, que personne n'ait pu abuser d'elle d'une quelconque façon. Un sentiment glacial me saisit, lorsque ses mains emprisonne les miennes. Un laissé faire inhabituel. Ce n'est pas à elle, pas son rôle, de me conforter ou me rassurer. Pourtant ses mots ont cet effet, sa voix douce si agréable, à laquelle mes oreilles se sont familiarisées telle une mélodie. Presque un envoutement, étrange. Une sorte de pouvoir qui ne peut être que néfaste sur le long terme, avec lequel je me dois de briser toute accoutumance. Mains libérées, glissées immédiatement dans les poches de mon pantalon de costume. Protection ridicule mais qui a le mérite d'exister. J'attends patiemment ce quelque chose, lorgne plus bas sur ce qu'elle recherche. Par réflex ou sympathie, je ne saurais dire, je me saisis du sac qu'elle me tend sans me soucier du contenu, attrape surtout ce livre étrange venant d'elle.

L'attention est originale. Particulière. Inédite venant de quiconque. L'essai ne fait en effet pas partie de mes possessions. Quelques secondes j'en étudie les couvertures, feuillette quelques pages, l'intérêt déjà là malgré moi. Je referme le bouquin, le garde en main avec ce sac ridicule et passe mon bras libre autour de ses épaules. L'attire à moi pour embrasser  ses cheveux, le repenti difficile à exprimer. Les mots mettent quelques instants à s'extirper de mes lèvres, à briser cet instant de paix retrouvée. < Je suis désolé. J'ai eu peur. > Je lui avoue sans gêne, dans un murmure figé contre ses cheveux. Je la libère finalement, maniaquerie de ranger ses quelques courses avant toute chose. Le sac de fruits sec, posé sur une planche à découper, que la bonne s'en occupe. Le livre, posé sur ma table de lecture. Attiré tel un aimant, je viens me saisir délicatement des hanches de la belle, glisse subtilement mes doigts sur sa peau, sous le tissu de ses vêtements. La garde précieusement, égoïstement contre moi, tandis qu'une de mes mains s'échappe sur son menton, effleure ses lèvres. < Tu m'as manqué tu sais, aujourd'hui. > L'aveu semblerait difficile, pourtant il filtre naturellement. Les yeux qui trainent sur cette marque qui persiste sur son bras, l'idée m'effleure d'en faire disparaître définitivement l'image. Le souvenir de cette perte de contrôle, ce dérapage indésiré, plus fort que moi, plus fort toujours. < Peut-être que… je pourrais dessiner sur toi ? Sur ta jolie peau ? La sublimer. > Je l'interroge innocent, l'idée déjà de ces formes originales perçues dans l'essai qu'elle m'a offert.

Le réconfort par le touché, plus pour elle que pour lui. Pour s'assurer qu'il ne la déteste pas, qu'il n'est plus fâché. Une grande culpabilité la ronge lorsqu'elle voit la déception dans son regard, peu importe pour quoi. Un repas mal assaisonné, une faute de langage, une tenue qu'il n'aime pas, toutes les raisons sont bonnes pour craindre son regard désapprobateur, encore bien trop sous l'emprise mentale de l'honneur. Que diraient ses parents s'il la renvoyait ? S'il annulait tout, qu'il les sommait de la reprendre ? La fille mariée qui revenait au village, honte ultime. Et ils seraient tous tellement tristes, tellement affligés... Elle ne voulait pas faire endurer ça à sa famille. Alors elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour plaire à cet homme qu'elle ne connaissait que peu, à cet être tellement secret qu'il fallait deviner chaque détails pouvant le combler ou l'agacer. Et elle se donnait du mal, Qiu, pour arriver à lui arracher ne serait-ce que l'ombre d'un sourire, ou même juste l'approbation d'un regard. Elle voulait être parfaite. Le rendre heureux afin qu'il la rende heureuse, un peu égoïstement. Afin que tout le monde soit heureux. Idéaliste. Rêveuse. Naïve.

L'étreinte autour de ses épaules eut pour effet de faire décoller son coeur dans sa poitrine. Ils avaient pourtant été bien plus loin dans les rapports physiques, bien plus intimes, mais les marques d'affection -et pas juste de devoir conjugal- étaient si rares chez Maddox que Qiu les recevait avec une profondeur exacerbée. Chaque geste plus ou moins tendre était une victoire qu'elle s'octroyait pour gagner son affection. Ses excuses ? Inattendues, d'autant plus surprenantes que la fierté de son mari était plus grosse encore que la somme de tous ses comptes en banque réunis. Elle savoura ses paroles mais n'en montra rien, de peur qu'il se sente froissé, qu'il les retire. Les violences précédentes ? Déjà oubliées, envolées, brisées par la douceur de ses doigts sur la peau de ses hanches. Maddox était plus vieux qu'elle, bien plus vieux, et il arrivait pourtant à lui arracher un désir qu'elle ne soupçonnait pas avant d'être mariée à lui. Avant, la jeune femme n'avait jamais vraiment été attirée par les hommes -ou les femmes-, et une fois mariée -même juste symboliquement- il était hors de question de lever les yeux sur un homme. Elle avait conscience de la chance qu'elle avait, son mari était beau, intelligent, riche, pas si éloigné des acteurs sur lesquels elle fantasmait quand elle regardait des séries le soir sur la petite télé pourrie du salon familial. Et quand il la touchait comme si il le faisait en ce moment... Elle avait envie de plus. De sentir tout son corps contre le sien. De sentir qu'ils s'appartenaient. C'était ce à quoi elle s'attendait, la suite logique après les caresses et les mots doux qu'il lui disait, qui faisaient battre son coeur comme personne d'autre. Elle en souriait déjà, les yeux brillants. Un sourire qui s'effaça lentement à mesure qu'elle comprenait le sens de sa demande. Qiu était naïve mais pas stupide, elle avait toujours été rapide à la réflexion, et elle savait que quand il parlait de dessiner sur sa peau, ça voulait dire définitivement. Mais jamais l'idée ne lui était venue auparavant qu'il puisse faire ça, en fait elle était même presque sûre que ses parents n'auraient jamais voulu qu'elle salisse sa peau de telles choses. La voilà qui se retrouvait face à un dilemme cornélien. Dire oui à son mari ouvrirait la porte à des écarts qu'elle n'était pas sûre de vouloir accepter. Lui dire non serait un manquement à son rôle d'épouse obéissante qu'on lui avait appris à être. Et s'il se fâchait encore ? Si elle voyait la tristesse ou la déception dans son regard ? Avait-elle seulement le droit de refuser ça ? Elle mordit un peu sa lèvre, visiblement en proie à une réflexion un peu trop longue, puis haussa doucement les épaules. Elle posa ses mains sur celles de Maddox, toujours posées sur ses hanches, les caressant du bout des doigts. « Ca fait mal ? » Première crainte, avant de plonger vers l'inconnu. Les aiguilles, c'était pas vraiment ce qui l'attirait le plus. Son village était tellement pauvre que les seules médecines qu'on y trouvait étaient faites à base d'herbes à avaler ou appliquer, personne ne connaissait les vaccins, au mieux les femmes avaient les oreilles percées lorsqu'elles étaient si petites qu'il devenait impossible de se souvenir de la douleur du moment, mais c'était tout. « Que veux-tu y dessiner ? » Seconde crainte, quand bien même elle savait qu'elle allait avoir un truc artistique, ne pas avoir le choix de cette chose qui allait rester sur sa peau jusqu'à sa mort restait perturbant. L'envie d'être aimée persistait, plus forte que tout. « Si ça te fait plaisir, c'est d'accord. » Et puisqu'ils étaient seuls, que personne ne pouvait être témoin, elle se rapprocha de lui, dans l'attente d'une étreinte qui récompenserait cet accord. Elle nourrit son être du parfum de son mari, de son odeur dont elle raffolait de façon presque animale, comme pour se rassurer. Puis elle le suivit dans ce qui allait être le début d'une longue série d'abus camouflés.

Sans la hâter, je reste stoïque à observer ses réactions face à ma demande. Demande qui n'en a que la formulation, simple reflet d'un questionnement personnel qui ne la prend pas réellement en compte. La belle m'appartient, là-dessus il n'y a aucune hésitation. S'il est plus sage qu'elle se montre conciliante face à mes désirs, je ne suis pas bien certain de ma réaction face à un hypothétique refus. Une force de caractère dont je ne la considère pas capable. La fille hésite, perd cet éclat luxurieux qui teintait son iris et étirait ses lèvres. Ses mains se font douces, posées sur les miennes en une caresse tandis que je l'attire un peu plus contre moi. Comme si ce simple geste pouvait faire ravaler ces craintes qu'elle me dévoile. Mes doigts se glissent jusque sur son bras, douceur aux antipodes de la violence exprimée il y a quelques minutes à peine. < Juste ici, c'est une des zones les moins douloureuses. Un peu comme… une griffure de chat, qui s'éternise. > Allégorie qui se veut rassurante, souvenir de cette aiguille traçant son chemin sur mon épaule. < On peut commencer par quelque chose d'assez petit ? Que tu choisis et qui me convienne. > Main tendue telle un piège, manipulation de la belle à peine réalisée, l'esprit tellement habitué à de telles manœuvres. Tout pour recevoir un oui et ouvrir la voie vers de nouvelles esquisses, de futurs travers dont elle ne décidera rien. Synonymes de moments d'égarements refoulés et dissimulés. L'accord obtenu, la belle se rapproche dans un désir non déguisé auquel je réponds sans mal. L'ombre d'un sourire face à cette mutuelle satisfaction, je m'empare de ses lèvres, empoigne ses hanches avec force et tendresse. Maîtrise de chaque geste, attentif à ses envies, ses espérances, j'enlace sa silhouette fluette, me saisis du corps de l'ingénue épousée pour la porter en lieux plus intimes.

Le corps endormi de la belle à mes côtés, mes doigts effleurent son dos dénudé dans un va et vient qui occupe l'esprit. Sommeil impossible à trouver, à moitié redressé contre la tête de lit, mon téléphone dans l'autre main. Idée en tête difficile à défaire une fois qu'elle se trouve implantée, j'arpente les pages web et autres livres en ligne concernant le tatouage. Les méthodes, les outils, les usages. Commande extravagante parmi d'autres réalisée auprès de la réception de l'hôtel, que soit disposé dans le salon un kit complet pour l'exercice à venir le matin même. Liste exhaustive du matériel demandé, l'excellence uniquement requise pour dans quelques heures à peine. L'argent bien utile pour exaucer n'importe quelle excentricité nocturne. L'esprit enfin vidé de toute préoccupation, je daigne accepter ces deux trois heures de sommeil que le soleil m'autorise encore, me love contre la peau de la belle, bercé par son odeur et sa chaleur.

Le sourire étiré, le coeur gonflé, Raven avait répété pratiquement les mêmes mots en boucle toute la soirée. Merci, ravie, enchantée, c'est un honneur, avec plaisir, bonheur, excitation, plénitude. De serrage de mains en inclinaison de la tête, Qiu avait senti le feu des projecteurs sur son dos toute la soirée et les festivités n'étaient pas encore terminées. Maddox avait été très rapide à informer qui voulait l'entendre que sa femme était enceinte et à mesure que les jours passaient, les certitudes de la jeune femme s'effritaient. Elle avait d'abord reçu cette soudaine extrême bienveillance de sa belle famille avec soulagement et bénédiction, il lui était même passé par la tête de prévoir un enfant chaque année, pour être tranquille, puis tout était retombé. De nuits blanches en journées stressantes, les réflexions se poussaient et se piétinaient les unes aux autres avec empressement. Elle n'était plus sûre de rien.


La nuit était tombée depuis longtemps, Maddox respirait calmement à côté d'elle, endormi à ses côtés. Elle avait beau tenter toutes les techniques possibles, ses yeux restaient grands ouverts. Dans son esprit, la soupe won-ton obsédait ses pensées. L'odeur, le goût, la texture, la chaleur rassurante du plat... Elle se léchait les lèvres à la seule idée de mordre dans un ravioli imbibé du bouillon. Elle repoussa les couvertures et se leva, glissant sur la pointe des pieds pour quitter la chambre et descendre en cuisine. Ce n'était pas la première fois, depuis une semaine elle s'était déjà levée trois fois, la première pour engloutir les chocolats alcoolisés qu'un client avait offert à Maddox, la seconde pour préparer et manger entièrement un brownie aux noix -elle avait bien sûr pris le temps de faire la vaisselle d'aérer avant de retourner se coucher pour que son mari ne soupçonne rien-, et la troisième pour commander une pizza. Mais ce soir, c'était d'autre chose dont elle avait envie. Un truc qu'elle ne mangeait pas en temps normal parce que ça ne constituait tout simplement pas leurs habitudes alimentaires. Un truc qu'elle n'avait pas avalé depuis qu'elle avait quitté sa maison familiale, dans la province de Guìzhōu. Il lui faudrait peut-être une heure de préparation, mais la cuisson durait dix minutes, ça valait le coup. Dans une heure, elle serait au paradis.

Assise sur le tabouret de la cuisine, elle fixait son bol avec les joues mouillées de larmes. La cuillère dans la main, elle terminait de mâcher difficilement son ravioli. Le plat était délicieux, mais elle avait senti une vague de tristesse la traverser sans qu'elle ne sache expliquer pourquoi à la première bouchée, et maintenant elle pleurait en silence, sans raison. Plongée dans le noir, afin de ne pas donner de forme de réalité à cette espèce de scène ridicule, elle avala son morceau et prit son bol dans la main pour l'approcher de sa bouche quand la lumière de la cuisine s'alluma. Le sursaut fut beaucoup trop démesuré pour ce qui se passait, mais Raven ne contrôlait rien, prise comme une voleuse la main dans le sac, comme si elle faisait quelque chose de mal. Le bol lui glissa des mains pour venir s'éclater par terre en plusieurs morceaux, la soupe déversée sur le sol, dans un triste état. La jeune femme releva les yeux vers son mari qui s'était probablement levé en sentant que sa femme manquait dans le lit, puis les rabaissa vers la soupe au sol, et un immense sentiment de frustration et de tristesse s'empara d'elle, si bien qu'elle éclata en sanglots douloureux. « J'ai mis une heure à la préparer et maintenant il n'y a plus rien. » bafouilla-t-elle entre deux sanglots de désespoir.

Du mouvement à mes côtés, un corps quittant le lit, encore. Sommeil trop léger ou sens toujours aux aguets, toujours est-il que chaque levée du lit de ma femme réussi à rompre mes nuits. Je ne m'inquiète pas particulièrement de la voir filer, notre appartement verrouillé, gardes et conciergerie de l'hôtel ne lui permettraient pas de quitter ce bâtiment. L'agacement seul règne. Voilà déjà trois fois qu'elle m'a fait le coup en une semaine, sans que je ne me soucis bien de la raison de ses réveils nocturnes. Raven a au moins le mérite d'être silencieuse et de revenir rapidement. Somnolant pour cette quatrième fois dans l'attente de son retour, elle est trop longue cette fois et l'inquiétude m'empêche de véritablement trouver le sommeil. Pantalon de soie enfilé, je m'extirpe à mon tour de la chambre pour suivre ses pas.

De faibles bruits, mouvements et tintements, résonnent dans l'obscurité. L'ombre de Raven assise sur un tabouret, j'allume la lumière de la cuisine, particulièrement désagréable. Mal réveillé dira-t-on. A qui la faute. < Quand vas-tu cesser tes échappées nocturnes ?! > Remontrance légère à la contrariété certaine, je souffle exaspéré par sa maladresse. Il lui en faut vraiment peu pour l'effrayer. Dans un sursaut elle lâche le bol qu'elle mangeait, s'éclatant à ses pieds. Vaisselle en pièces dans un bain de soupe. Raven me fixe alors de ses yeux ronds, alterne avec son plat ruiné, subitement prise de sanglots.

Du mal à suivre son changement de comportement pour une chose si futile, je m'approche d'elle, aussi autoritaire que porteur d'une solution me semblant suffisante. < Cesse-donc tes jérémiades, je t'en achèterai demain si t'y tiens tant. Quand il fera jour. > L'évidence pointée face à ses caprices, je m'impatiente. Un coup d'œil jeté au sol, elle a fait un sacré bazar. < Viens par-là, dégourdie comme t'es tu serais bien capable de te couper le pied… > Mains tendues vers elle, je me saisis de son torse pour la porter telle une poupée de chiffon loin de la scène de crime, sans risque de blessures. < Viens te coucher maintenant. > L'ordre sans appel, je n'attends pas qu'elle me réponde pour commencer à retourner vers la chambre.

L'impatience, la frustration, il ne comprend pas, il ne comprendra jamais, incapable d'éprouver la moindre empathie, d'essayer même de se mettre pendant une minute à la place de sa femme. Elle agrippa ses bras pendant les quelques secondes où il la décolla du sol, espérant de tout coeur une étreinte réconfortante après tout ça, mais rien. Le mépris. L'ignorance. Raven le regarda après un désespoir pitoyable alors qu'il lui tournait déjà le dos dans le but d'aller se coucher. Toutes ces années à le supporter, à encaisser les humiliations, les coups, les insultes, les caprices, à être trainée partout ou à être laissée seule pendant plusieurs jours sans avoir nouvelles ou qu'il daigne l'informer de ce qu'il allait faire, le temps passé à supporter sa mère, qui la détestait, parce qu'elle était tout l'inverse de ce qu'elle aurait voulu pour son fils, à jouer les serveuses pendant les repas de famille parce qu'elle estimait que c'était le minimum du prix à payer pour avoir eu l'affront de porter leur nom. Des années à souffrir, en silence, à rentrer la tête dans les épaules, à éteindre sa voix, sa personnalité, ses envies pour cet homme. Son sang ne fit qu'un tour dans ses veines. Elle se tourna, attrapa l'un des bols qui avaient servi à cuisiner sur le plan de travail, et le lança sur Maddox. Un lancé parfait, qui frappa entre ses deux omoplates avant de rebondir et de s'éclater au sol. Les poings serrés, le souffle court, le regard plein d'une haine qu'elle n'avait jamais dévoilé jusque là, elle attendit qu'il se tourne pour planter ses yeux noirs dans les siens, le visage déformé par la colère. « Jusqu'à quand tu vas m'infantiliser comme ça ?! » Sa voix s'était élevée, grondante, brisant la posture calme et douce qu'elle arborait d'ordinaire. Elle explosait. Ses membres tremblaient de rage, elle aurait tout cassé si elle avait pu, mais c'était contre lui qu'elle en voulait. « J'ai tout fait ! Tout donné ! Je t'ai donné mon coeur, mon corps, ma volonté, je n'ai plus rien à moi, tu choisis mes vêtements, mes coiffures, mon maquillage, mon parfum, mes passe-temps sont les tiens, mes amis sont les tiens, ma vie toute entière t'appartient, tu attends quoi de plus de moi ?! Tu as absolument tout ce que tu veux, tout le temps ! J'avais envie de cette foutue soupe, j'ai mis deux heures à la préparer et c'était les meilleures heures de toute ma vie depuis que je suis avec toi parce que tu dormais et que j'avais enfin la paix ! Alors soit tu appelles MAINTENANT ton cuisinier pour réparer TA connerie, soit tu dégages de ma vue pour le reste de la nuit ! » Ces derniers mots, elle les avait hurlé, aussi fort qu'elle avait pu, avec un besoin viscéral de vider cette émotion négative qu'elle n'avait pas l'habitude de ressentir. Et quelque part en elle, une douleur venait de se réveiller, au creux de son ventre, qu'elle refoula en posant une main sur son ventre, dans un réflexe. C'était vraiment pas le moment pour ses règles, pensa-t-elle. Mais rien ne coulait entre ses jambes.

Une soudaine douleur s'installe dans le haut de mon dos. Coup reçu par surprise, celle-ci difficile à dissimuler. Jamais je ne me serais attendu à être attaqué à mon domicile, encore moins par la seule coupable possible : ma femme. Le fracas qui s'ensuit au sol me fait me retourner vivement, des yeux stupéfaits posés sur elle. C'est bien la première fois qu'elle exprime une quelconque révolte et tout dans son comportement m'indique que je n'en ai pas fini. Ses poings serrés, ses traits hargneux, je ne questionne rien, rendu silencieux par la curiosité de cette nouveauté. De toute manière je n'ai le temps de rien tandis qu'elle s'oppose à moi. Son questionnement n'attend pas de réponse, je l'entends bien. Si en d'autres circonstances je ne l'autoriserais pas s'adresser à moi ainsi, se montrer aussi effrontée, la situation est si soudaine qu'elle m'en laisse bouche bée.

Etonnement je l'écoute avec la plus grande attention, impassible et immobile face à sa colère. Contournant soigneusement les débris (la femme de ménage aura de quoi s'occuper demain matin…), je m'approche d'elle sans geste brusque, tel un animal apeuré. Contre toute attente, je ne hausse pas le ton à mon tour, veille plutôt à la rassurer. < Je n'attends rien de plus de toi, tu es parfaite Ravie. > Le compliment toujours facile, jamais en manque et pourtant sincère. Faculté innée de la porter en haute estime quand je peux tout autant lui porter mille tords. Evitant le contact, de pénétrer dans son espace, je réponds une fois n'est pas coutume à son exigence. Je décroche le téléphone de l'hôtel pour joindre la réception, porte un regard doux sur ma belle. < Je l'appelle là, d'accord ? Ils vont nous livrer maintenant. > Et ca allait probablement me coûter quelques billets déraisonnables, mais qu'importe. Ce n'est qu'une excentricité parmi toutes celles dont je suis capable.

Sa crise de nerfs, ses réveils nocturnes pour des fringales, c'est finalement sa main portée à son ventre qui m'amène à me questionner. Bon observateur en d'autres circonstances, j'ai cette fois la sensation désagréable de ne pas avoir su voir ce qu'il se passait sous mon nez. Téléphone en main, en attente d'une réponse des cuisines, j'avance vers Ravie et lui caresse tendrement le bras, la joue. < Il n'y a rien d'autre que tu souhaiterais me dire ? > Je lui demande, tentant de lire ses prunelles, n'y trouvant que le désespoir d'émotions immaîtrisées. Le réceptionniste se signale de nouveau au bout du fil, confirmation la livraison du plat spécifique dans l'heure, sans se tracasser d'énoncer le prix. J'émets finalement une dernière requête avant de raccrocher. < Faites monter une infirmière pour une prise de sang. > Comme si évidemment, il y en avait une attitrée à l'hôtel pour ce genre de demande n'arrivant jamais. Les bras légèrement ouverts, je propose sans un mot à Ravie de l'enlacer.

Le mal était déjà fait lorsqu'elle réalisa les possibles retombées de ce coup de colère. Raven ne s'était jamais réellement opposée à son mari, il détenait absolument tout pour prendre soin d'elle -comme diraient ses parents- et il était la figure d'autorité, notion avérée dans ce couple formé sur papier pour une relation entendue depuis toujours. Malgré tout, il lui était arrivé de rares fois de ne pas répondre à ses exigences ou de remettre sa parole en doute, raisons suffisantes pour que des coups de colère éclatent. Alors attenter à son intégrité physique, lui donner des ordres et le menacer ? Elle ne comprenait toujours pas pourquoi elle ne s'était pas encore pris une balle entre les deux yeux. Et en même temps, ses émotions étaient si chamboulées, si puissantes, si explosives qu'elle ne regrettait rien. Elle aurait tout lâché, tout abandonné, tout perdu juste pour que la frustration oppressante dans sa poitrine ne disparaisse. Ce n'était pas la première fois qu'elle se sentait frustrée, mais jamais à ce point. Elle aurait pu hurler en continu comme une hystérique pour tenter d'extraire ce sentiment douloureux de son corps. Alors on pouvait dire ce qu'on voulait de Maddox, mais ce soir précisément il eut la meilleure réaction de toute sa vie avec sa femme. Et en même temps, n'était-ce pas comme ça qu'il agissait avec tout le monde ? Si elle avait été en capacité de réfléchir, elle aurait hésité entre jubiler de la situation et se sentir vexée d'être reléguée au rang des gens manipulés.

Gain de cause obtenu, Raven semblait se détendre doucement, la lueur dans son regard diminuait lentement, mais un rien pouvait faire repartir les flammes. Un instant d'hésitation, de réflexion. « Si. Si, j'ai un milliard de choses à te dire. Mais là j'ai faim et je suis fatiguée, et je n'arrive pas à réfléchir. » A côté de la plaque, parce qu'elle n'avait pas pensé à ce que lui pensait. Parce qu'elle savait que ça allait arriver, même si à force de mois passés sans rien elle avait intérieurement ricané à l'idée que l'un ou l'autre soit stérile, à aucun moment on ne lui avait proposé de prendre une contraception, ce n'était pas le but de leur relation. Ce n'est que lorsqu'il demanda la prise de sang qu'elle réalisa de quoi il parlait, naïve mais loin d'être stupide. Elle observa ses traits un instant tandis que son coeur s'emballait, douloureux, et son visage devint livide. Ses doigts se serrèrent un peu plus sur son ventre, tandis qu'elle mettait enfin des mots sur ses sautes d'humeur, ses réveils nocturnes et sa faim insatiable. Douce délivrance. Elle apportait enfin à la famille Kang ce qu'ils attendaient. Ils allaient enfin pouvoir l'apprécier à sa juste valeur. La respecter. Toute colère envolée, elle s'engouffra dans les bras de son mari, protection ultime contre la terre entière.

La soupe engloutie juste après la prise de sang, abandonnée sur le comptoir de la cuisine, Raven faisait les cent pas, et même si elle savait que l'agitation était quelque chose qui insupportait son mari, elle ne contrôlait rien. Les résultats arrivaient généralement quelques heures après la prise de sang, avec Maddox il n'y avait que quelques minutes de patience à avoir, une heure tout au plus le temps de l'aller retour au laboratoire. Minutes qu'elle n'avait pas. Minutes qui s'éternisaient. Et si c'était négatif ? A quel point allait-il la détester ? Lui faire payer cette fausse joie ? Lorsque l'infirmière entra à nouveau dans leur logement, Raven se figea aussitôt. Le sourire sur le visage de la libérale suffit et la jeune femme posa une main sur sa bouche pour étouffer un cri. Excitation, soulagement, peur, acceptation. Et la douloureuse naissance de l'évidence, encore frêle et camouflée. Voulait-elle vraiment prendre le risque de faire naître un enfant auprès de cet homme ?