Èanna O'donoghue - I can still hear you saying you would never break the chain.

J’aurais pu dire que l’Irlande me manquait. Que je gardais un souvenir impérissable de mon enfance là-bas et j’aurais même pu reprendre cette phrase que les types de mon âge disaient souvent : c’était mieux avant. Spoiler alerte, ça n’a jamais été mieux avant. J’aurais pu également dire que j’avais passé des moments absolument géniaux avec mon père –Domhall O’Donoghue, que c’était le meilleur dans son domaine. Qu’il m’avait éduqué comme personne, que toute notre relation avait été axée autour du partage et qu’il avait passé la majeure partie de son temps à s’occuper de moi, comme l’aurait fait un véritable père. Ma mère ? Ma mère c’était différent. Elle était certainement la seule chose qui me faisait ressentir quelques regrets. Parce que ma mère –Ruth, était une putain de femme.
Elle était forte, brave, courageuse et prête à tous les sacrifices pour ses gosses. Du jour où elle a été enceinte de moi, elle avait tout plaqué parce qu’elle avait cru qu’en s’occupant de moi à plein temps, elle pourrait m’éloigner du chemin que mon père avait déjà pavé pour moi. Elle était serveuse dans un pub miteux –appartenant aux Crows évidemment et, même si elle avait arrêté d’y travailler, tout le monde la respectait. Mon père ne s’est jamais vraiment remis de son décès, à peine un an après la naissance de Rory, le petit dernier, le fils chéri. Avant, il y avait eu Ciarán. Et entre lui et moi, il y avait Máiréad, la seule fille de la famille. Point arbre généalogique ?

▬ Moi, né le 22 avril 1977
▬ Máiréad, née le 12 septembre 1981
▬ Ciarán, né le 7 août 1983 – Décédé en 2012
▬ Rory, né le 14 mars 1998 – Décédé en 2020

Non l’Irlande ne me manquait pas. Tout ce que je gardais en mémoire de cette terre natale et bien, ce n’était pas très gai. Dès mon plus jeune âge, mon père me trainait partout avec lui. Abruti de gosse que j’étais, je croyais que c’était une bonne chose. Je pensais que c’était ça, de passer du temps avec son père et d’être aimé. Mais nous n’avions pas les mêmes objectifs. Lui, voulait perpétuer la tradition, offrir un corps de plus aux Crows et s’assurer que la lignée ne prendrait pas fin avec lui. Pour mon père, seuls les Crows comptaient, le reste n’était que du bonus. À ses yeux vitreux, même moi –son propre fils, je passais après les Crows. Étant un gamin sans ambition, je n’avais rien vu venir et j’avais cru que je devais le satisfaire, le rendre fier pour avoir le droit de le voir sourire, pour entendre quelques mots sortir de sa bouche taciturne. Ce qui est intéressant, c’est que mon père avait quitté les Crows plusieurs années auparavant, parce qu’il en avait trop fait, parce qu’il avait été avide de grimper les échelons…et qu’il risquait la prison. Il était devenu persona non grata sur le sol américain alors il était revenu en Irlande, pour faire de moi son digne successeur. Il m’a donc élevé -embrigadé, avec les valeurs des Crows, pour me préparer et faire de moi un bon petit soldat. Est-ce que je regrettais ? Putain non. Sans ça j’aurais certainement fini à l’usine d’An Daingean, cependant, avec le recul de l’âge, je me disais que s’il existait un moyen de revenir dans le temps, j’aurais foutu de sacrées torgnoles à ce moi de l’époque. Pour qu’il arrête de chercher l’approbation de son père, pour qu’il voit combien sa mère l’aimait.

Rory avait trois ans que je suis parti aux États-Unis, à Détroit plus précisément. Dans la logique des choses, c’était mon père qui devait prendre ce poste mais, il était anéanti par le décès de sa femme. Le gang s’était alors chargé de mon paternel parce qu’il avait été incapable de s’occuper du petit dernier de la famille, quand bien même Máiréad avait les épaules suffisamment large pour tenir la baraque. Clairement, dans cette famille qu’était la mienne à cette époque, c’était les femmes qui faisaient absolument tout tenir. Ciarán et moi avions donc immigré pour faire nos preuves ailleurs, pour monter les échelons chez les Crows et prouver notre véritable valeur. J’avais commencé par des petits boulots, des vols à l’arrachée, un peu d’intimidation par-ci par-là et parfois, il nous arrivait d’accompagner les anciens pour prendre de la graine.
C’est de cette manière que j’ai rencontré Breenan Branagh –Big B, comme les membres l’appelaient. Une armoire à glace qui occupait le poste que j’occupe à l’heure actuelle. Un type hors du commun avec le cœur sur la main, capable d’étrangler un homme d’une seule main en récitant les meilleurs passages de Guerre et Paix. Si j’avais déjà énormément appris auprès de mon père, Big B se chargea de parfaire mon éducation, avec beaucoup plus de tact et de douceur que mon vieux. Ce fut avec lui que je commençais à voyager, autant à travers les États-Unis, que le monde en général. Notre relation évolua au fil du temps et d’une véritable figure paternelle, Big B devint un ami, probablement le meilleur. Celui qui me passa le pire des savons, lorsque fin 2005, je lui annonçais que j’avais rencontré une fille. Qui avait treize ans de moins que moi. Accessoirement mineure.

Jug’. Est-ce mal de dire que malgré mon âge –lorsque je l’ai rencontré, je suis instantanément tombé sous le charme ? J’avais trente ans, elle en avait dix-sept et pourtant, je ne me suis pas posé la moindre question. Elle est arrivée à un moment de ma vie où je prenais le même chemin que mon père et, même si Big B avait toujours fait le nécessaire pour que je reste quelqu’un de bien, je sombrais. La violence imposée par les Crows était une chose à laquelle je m’étais habitué et pour être tout à fait honnête, c’était un exutoire. Frapper, trancher et tout simplement tuer, j’ai toujours trouvé cela libérateur. Aussi surprenant que cela puisse paraître, lorsque j’ai dû appuyer sur la détente la toute première fois, je ne me suis pas posé la moindre question.
Là où je sombrais, c’était dans le détachement le plus total. J’étais simplement devenu une sorte de machine dénuée d’humanité. Les femmes que je rencontrais ne restaient jamais bien longtemps, parce qu’elles ne m’intéressaient pas, parce que je n’éprouvais pas le besoin d’aller chercher plus loin. Mes relations avec les membres du gang étaient professionnelles plus, mais je ne considérais personne comme un ami. Sauf Big B. Même Ciarán était devenu un Crows comme un autre et ce que nous faisions nous avait éloigné, comme si chacun de notre côté, nous avions cherché à nous protéger.

Jug’ m’a rapproché de ce que j’étais fondamentalement. Et au début, je me suis accroché à elle. J’ai essayé tout du moins. Parce que j’adorais son caractère, parce que j’aimais l’entendre me crier dessus et me remettre à ma place. Certainement aussi parce que j’avais senti –rappelons-le encore une fois, malgré son jeune âge, qu’il y avait vraiment quelque chose entre elle et moi. Avec du recul, je me dis que j’aurais aimé être capable d’en faire plus et surtout, que j’aurais dû en faire plus, parce qu’elle méritait mieux. Elle méritait mieux qu’un mec de trente ans qui reproduisait le même schéma que celui qu’il avait vécu avec son père. Est-ce que la naissance d’Ambrose changea quelque chose ? Bordel non. Je n’étais même pas là quand elle a accouché, tout ce dont je me rappelais, c’était que j’étais dans un de mes voyage d’affaires.
Lorsque Jug’ accoucha d’Eidric, les choses furent quelque peu différentes. Parce que quelques mois avant, Ciarán avait été assassiné chez lui, avec sa femme et ses deux enfants. C’était moi qui les avais trouvés, ligotés dans la cave de leur maison. Je me souvenais encore de la scène, de la disposition des corps et de comment je m’étais effondré, comment mon monde s’était effondré. Je me rappelais que j’avais vrillé, que j’avais fait la peau et que j’avais torturé, tué, ceux qui avaient fait ça. Alors cette fois, j’avais été à l’hôpital avec Jug’ parce que sur le coup, j’avais réalisé à quel point la vie était fragile. Tellement fragile que pour tenir le coup, j’avais commencé à lever un peu trop le coude et comme on dit, chassez le naturel et je m’éloignais à nouveau de Jug’. Un an après, elle se mariait et je disparaissais de sa vie.

Me suis-je questionné sur mon comportement ? Sur mon absence en tant que père ? Sur le fait que Jug’ me manquait mais que j’étais incapable de lui dire ? Putain non. Je me suis laissé porter par la vague des Crows et j’ai continué à faire ce que je savais faire. Chaque jour était une épreuve depuis la mort de Ciarán et il me semblait parfois encore entendre la voix de mon père, me dire que j’avais été incapable de protéger mon propre frère. Pourtant, je revenais une énième fois vers Jug’, parce que je ne pouvais pas rester longtemps loin d’elle, c’était impossible. J’avais réussi à me maîtriser le temps qu’elle était restée, qu’elle s’était mariée avec cet abruti plugué et j’avais sauté sur l’occasion de leur divorce pour revenir. Rebelote, un autre enfant –une fille cette fois, ce qui ne changea strictement rien à ce que j’étais. Le même homme, les mêmes démons, les mêmes travers et comme une vieille rengaine, j’abandonnais Jug’…parce que je ne savais pas prioriser, parce que je n’arrivais pas –malgré ce qu’elle représentait, à passer outre et à la faire passer avant tout.

Aujourd’hui encore, quatre ans après la mort de Rory, j’étais une épave. L’ombre de l’homme que j’avais un jour été. J’avais le sentiment d’être plus proche de la fin que du début ou du milieu de ma vie. Je ressentais cet espèce de syndrome du survivant et il n’y avait pas un jour sans que je ne me demande pourquoi est-ce que mes frères étaient morts et pas moi. Il n’y avait pas une nuit sans que je ne me rappelle cette soirée de 2020 où les Crows avaient été frappés en plein cœur, où j’avais tenu le corps sans vie de Rory dans mes bras. Cette fois, ni mon père ni Máiréad ne m’avaient passé un savon, personne n’avait trouvé la force de crier ou de m’en vouloir de ne pas l’avoir protégé. Et pourtant, après toutes ces épreuves, je n’arrivais pas à me détacher des Crows, je voulais toujours en faire plus pour cette famille et continuer à servir notre cause. Je voulais que le gang se relève et qu’il brille, qu’il inspire à nouveau la peur comme le respect, comme autrefois.