Desmond Pierce

On m'a souvent dit que Detroit porte la poisse à ceux qui s'y installent. Personnellement, je ne crois pas que ce soit l'endroit où l'on vit qui détermine ce qu'on fait de nos vies : ce sont nos choix, et on ne peut pas rendre le destin responsable de nos conneries.

Pour ma part, j'assume le fait de me retrouver ici alors que je devrais être tranquillement installé au bar de Jeff dans ma ville de Virginie. Enfin, j'assume moyennement en fait. J'aurais mieux toléré si je n'avais pas été éjecté de ma vie à cause d'une histoire avec une fille. Qui aurait pu dire que parmi tous les choix plus ou moins malheureux que j'ai pu faire, ce serait celui de lever la mauvaise nana qui allait me coûter autant ? Bon, j'avoue que Soledad était vraiment jolie comme un cœur, et le petit sourire en coin qu'elle arborait toujours aurait fait craquer plus d'un homme... Mais est-ce qu'elle en valait la peine ? Non. Aucune fille ne vaut la peine de perdre ses frères du gang.

La première fois où j'ai vu cette nana, c'était dans un bar où elle faisait tache. Mexicaine pure souche, elle dégageait un truc en plus, et elle n'avait pas sa place dans ce bar uniquement fréquenté par des bikers – du gang ou non. Pourtant, elle était ici et elle se pavanait au milieu de la foule, parfaitement consciente des regards posés sur elle. Au début, je l'ai ignorée, mais j'ai finalement craqué comme tous les mecs. Quand je l'ai abordée pour la première fois, elle m'a envoyé sur les roses bien proprement, et ça m'a poussé à insister. Je crois qu'elle savait parfaitement ce qu'elle faisait en agissant comme ça. Quoi de mieux que de se faire désirer pour entretenir la flamme ? Je me sens un peu con d'y repenser aujourd'hui, mais je me suis montré aussi tenace qu'un pitbull et j'ai fini par obtenir l'attention de la jolie brune. J'étais plutôt fier de moins, du moins jusqu'à ce que Jack, mon chef de gang, m'accueille avec une mine de déterré. Apparemment, la jolie Soledad était surtout la sœur de Diego, le chef d'un gang rival, lequel n'avait pas du tout apprécié de découvrir que la virginité de sa sœur s'était envolée à cause d'un biker du coin. Je n'étais pas du tout au courant, et même si je l'avais été, je ne sais pas si ça aurait changé quelque chose. Je n'avais pas réalisé que c'était vraiment important pour ces croyants pratiquants. Qui donne encore de la valeur à la virginité aujourd'hui, sérieusement ? Quoi qu'il en soit, Diego avait demandé ma tête pour laver l'affront, et refuser en reviendrait à déclencher une guerre de gangs. Jack a pas mal hésité, même si je savais parfaitement qu'il ne me sacrifierait pas, puis il a finalement trouvé un accord. Je devais dégager, quitter la ville et même l'état et ne plus jamais y revenir. Évidemment, ça n'a pas enchanté Diego qui aurait préféré me couper la tête et quelque chose situé bien plus bas, mais il savait ce que ça voulait dire : j'allais devoir lâcher toute ma vie et ça me pèserait sur la conscience jusqu'à la fin. Alors, il a accepté. C'était un peu une forme de torture en y réfléchissant bien.
C'est comme ça que Jack m'a dit de dégager et de filer à Detroit où on me donnerait de quoi recommencer une nouvelle vie. Ça m'a fait chier, mais je n'avais pas le choix, et on ne dit pas non à quelqu'un qui a tant fait pour vous. Alors, je me suis tiré, sans me retourner.

Jack, c'est plus ou moins un père de substitution. En fait, je n'ai jamais connu quelque chose de différent puisque j'ai grandi en passant d'un foyer à l'autre. J'étais dans le système social avant de savoir marcher : je ne sais pas qui sont mes parents et je m'en fiche un peu. Même les animaux n'abandonnent pas leurs bébés, alors si des humains en sont capables, c'est qu'ils ne méritent pas mon attention. Je n'ai jamais éprouvé de sensation de manque puisque je ne sais pas ce que c'est d'avoir une famille, mais j'ai trouvé quelque chose de spécial en rencontrant Jack. Enfin, pas le jour même de notre rencontre puisqu'il m'a envoyé bouler en me disant d'aller voir ailleurs, mais quand je suis revenu à la charge à plusieurs reprises, il a fini par m'ouvrir les portes du garage. Je n'avais qu'une dizaine d'années, mais ça me passionnait de voir tous ces types avec leurs cuirs sur le dos et leurs motos chromées. Je suis rapidement devenu la mascotte du groupe, je passais plus de temps dans leur garage qu'à l'école et ça m'a valu plusieurs passages dans des foyers plus stricts – même si Jack a toujours insisté pour que je ne dépasse pas les bornes, un casier judiciaire vierge étant toujours utile d'après lui. Heureusement, je n'ai jamais été envoyé plus loin, et je revenais toujours auprès de Jack qui s'est comporté avec moi comme avec un humain. Pour lui, je n'étais pas un cas social, j'étais juste un gosse qui aimait la mécanique.
Évidemment, qui dit orphelinat dit aussi familles qui défilent et envisagent de vous adopter. Pour ma part, je n'ai jamais remporté beaucoup de succès. Peut-être que c'est le fait de venir d'un coin non identifié de Virginie, les parents avaient peur d'adopter un gamin demeuré né du fruit des amours d'un frère et d'une sœur dans le fin fond de la cambrousse de Virginie ? Ça ne m'a jamais embêté. Oh, j'ai bien fait un ou deux passages express dans des familles assez motivées pour tenter le coup avec moi, mais je suis rapidement revenu au bercail.
J'ai rapidement quitté l'école, dès que j'ai pu en fait, et je me suis trouvé une place dans le garage du gang. Ce n'était pas folichon, mais ça suffisait à ce que je gagne ma vie et à ce que je m'émancipe. Bien entendu, dès que j'ai pu intégrer les Devils Diciples, j'ai sauté sur l'occasion, et ça n'a été qu'une formalité. J'y avais déjà ma place depuis longtemps.

Mais j'ai dû plaquer tout ça à cause de cette histoire avec Soledad. J'avoue qu'après ça, je l'ai détestée, parce qu'elle devait parfaitement être au courant de ce qui allait se passer si son frère découvrait qu'elle avait fricoté avec un mec. Évidemment, c'était aussi de ma faute puisque j'aurais dû me renseigner, mais c'est plus simple d'en vouloir à l'autre, non ? Après ça, j'ai pris un peu tous les Mexicains en grippe, sachant que je ne les portais pas forcément dans mon cœur avant, et je me suis juré de ne plus laisser aucune fille me mener par le bout du nez. Je suis arrivé à Detroit, et même si j'étais envoyé par Jack qui jouissait d'une bonne réputation, j'ai dû faire mes preuves. Je crois que ça n'a pas été trop compliqué, parce que j'ai été fidèle à moi-même et que je me suis dévoué corps et âme. Je n'ai pas pour habitude de faire les choses à moitié, et comme Detroit devait être ma nouvelle ville, autant y aller à fond, non ? J'ai donc fait mon possible pour leur montrer qu'ils pouvaient me faire confiance et pour mériter ma place parmi eux. Après avoir un peu tâtonné, m'installant dans un squat le temps de trouver un endroit pas trop cher où me poser, j'ai finalement obtenu un boulot dans le garage du gang et j'ai bien vite retrouvé mes anciennes habitudes. Au fond, ce n'était pas si terrible. Évidemment, si Jack et les gars avaient pu être là, ça aurait été encore mieux, mais à quoi bon espérer l'impossible ?

Les années ont défilé, les filles, les missions et les potes aussi. Je ne me suis pas vraiment lié aux gars comme je l'ai fait avec ceux de Virginie, mais la situation n'était pas comparable. Ils ne m'avaient pas vu grandir après tout. Malgré ça, j'ai fini par considérer le gang comme ma famille, et j'ai fait les sacrifices nécessaires pour que les choses se passent selon nos prévisions.
Ça a notamment été le cas après une mission qui a plutôt mal tourné. Je ne sais pas comment on en est arrivés là, mais le fait est qu'une fois de retour, on a appris qu'on avait été plus ou moins captés. Le problème étant que mes compagnons du soir avaient tous un casier judiciaire bien chargé et qu'ils finiraient au trou pour un sacré moment si on leur tombait dessus. Moi, j'étais clean, alors j'ai décidé de prendre pour tout le monde. Au pire, je risquais une dizaine d'année, mais à vingt-sept ans, qu'est-ce que ça représente ? Finalement, Jack avait raison : un casier vierge ça sert toujours.
J'ai écopé d'une peine de sept ans et j'ai filé directement au trou. La prison était pire que ce que j'avais imaginé, mais je me suis adapté, comme toujours. J'y ai retrouvé d'autres gars du gang, mais aussi des Black Crows qui étaient censés être nos alliés. Je n'ai jamais trop copiné avec les Irlandais, mais ça ne m'a pas empêché de me rapprocher d'un vieux qui avait décidé de me prendre sous son aile. Il voulait m'éviter de faire des erreurs qu'il disait, et je lui rappelais un autre gosse qu'il avait aidé il y a quelques années. Tu parles ! Au fond, je l'ai bien aimé, même si je ne l'ai jamais montré, fidèle à moi-même. Il a rendu la prison supportable, du moins jusqu'à ce qu'il passe l'arme à gauche. Ça m'a foutu un coup, et j'ai failli faire des conneries, mais ça n'a pas été le cas, fort heureusement. Finalement, j'ai réussi à obtenir une remise de peine pour bonne conduite. Deux ans en moins, c'est déjà pas mal, non ?

Peu de temps après avoir fêté mes trente-et-un ans, je me suis donc retrouvé devant la prison avec mon paquetage sur le dos. Un des gars du gang m'attendait avec ma moto, ils en avaient pris bien soin pour moi et ça m'a fait foutrement plaisir. J'ai retrouvé la place au garage et j'ai créché dans divers endroits – souvent des squats – le temps de dénicher un petit studio. Évidemment, ma liberté conditionnelle est assortie d'un contrôle régulier, mais c'est un moindre mal quand on peut à nouveau profiter de l'air vicié de Detroit. Je sais que je ne devrais pas me réjouir de replonger dans ce monde de violence, de drogue et de relations éphémères, mais c'est ce que j'ai toujours connu, et c'est comme ça que je me sens bien. Après tout, c'est tout ce qui compte, non ? Pouvoir dire que la vie n'est pas si mal, et se réveiller sans avoir l'impression d'avoir raté sa vie. Moi, ça me suffit pour continuer à avancer.