Call me when they bury bodies underwater - Randy Love

Hiver 2008

Les mains tremblent, la respiration est saccadée, le liquide transparent se déverse dans les veines. Elle tombe au sol, dans un fracas sourd, elle manque de se briser. Le regard se baisse sur l’aiguille qui a roulé sous le canapé. Les yeux déjà injectés de sang, lèvres sèches, le corps qui s’enfonce dans le fauteuil. Il dérive comme au milieu d’un océan paisible. Les pensées meurtries disparaissent alors que les cris, au loin, ne sont plus que des échos. Ses membres deviennent rigides peu à peu, les paupières lourdes, il ne sent plus rien. Libre et serein, le sourire s’étend sur son visage rougi. La fois de trop, le coup de trop. Son âme quitte son corps fantomatique. Prêt à s’endormir pour l’éternité. Il ne veut pas mourir. Il n’a pas pour volonté de mettre fin à cette existence pourtant affligeante. Il n’a que vingt ans. Mais il pourrit, entre ses murs, il pourrit aux mains de ceux qui le molestent sans vergogne, ceux qui charcutent sa peau, lui creusent des plaies qui s’infectent et imprègnent ses pores. Alors, il dérive. Constamment. Il les abandonne. Ces jumeaux d’à peine trois ans, sa pauvre mère à nouveau enceinte, il les laisse aux mains du vile. La souffrance est trop grande, alors l’aiguille pique. Encore et encore. Et cette fois, c’est la bonne.

Son esprit s’éveille au son régulier de la machine à laquelle il est branché. Un poids le maintien allongé. Les bras maigres de sa douce mère enveloppent son corps, l’obligent à rester à sa place. Sa main à lui vient caresser ses cheveux blonds, ou du moins ceux qui lui restent. Elle, qui se les arrache quand la douleur dans son cœur est immense. Ses joues sont aussi rougies, boursouflées, tuméfiées. Il ne peut retenir ses sanglots alors qu’il regrette. Il regrette de ne pas pouvoir absorber ses peines. D’avoir été lâche. D’avoir choisi la facilité. Alors qu’il cache ses pleurs, un doux baiser se dépose sur son front. Chaud. Réconfortant. Ils se regardent. Sans un mot. Ils se comprennent.

Le retour à la maison est un supplice. Ils évitent les regards des pervers et infâmes. Père et grand-père qui lui glacent le sang. Âmes malsaines qui le brisent allègrement. La routine reprend. Il subit, plus souvent et plus violemment. Il subit pour sa mère et ses frères. Il subit pour les préserver. La journée, il s’échappe, quand personne n’est pas pour blesser sa chair. Les quais de Détroit sont devenus son refuge. Il y regarde les bateaux passés, les travailleurs prendre leurs déjeuners, les pêcheurs attraper leurs poissons sûrement intoxiqués. Il s’allonge dans les parterres verts, regarde le ciel, le jour se changer en nuit, les étoiles qui illuminent la ville. Il est libre et heureux. Mais lorsque la pénombre enveloppe les rues déjà sordides, les démons sortent de leurs cachettes. Éden seulement temporaire. Ils ne sont jamais bien loin, l’épient constamment, lui contamine sa vie.

Les années passent, il grandit, il travaille un peu partout. Il divague sans but précis. Trop pauvre pour payer des études, incapable de les laisser seuls, ses trois frères et sa mère qui se tue progressivement. Il la voit se détériorer, cette femme, qui riait aux éclats, qui le berçait tard le soir, le chérissait tendrement. Comme un raz-de-marée, tout a disparu. Si loin qu’il peut se souvenir, il ne l’a presque jamais vu joyeuse. Prisonnière elle aussi, elle s’écrase face à ces êtres perfides.

Hiver 2014

6 années après l’overdose. Il continue de noyer son chagrin avec toute sorte de drogues. Elles lui permettent d’anesthésier la douleur, de dériver lorsque la nuit arrive, de sentir rien qu’un peu de chaleur. Il commence à changer, il n’est plus un gamin, il le sait maintenant. Il cherche à tenir tête à son père et grand-père. Les mots sont sa seule arme. Il ne comprend pas que son destin ne sera pas glorieux, que rien de positif ne sortira de cette soi-disant rébellion. 24 décembre, il est sur le pas de la porte, il est réticent à tourner le loquet, la maison est calme. Aucun bruit. Seul le craquement du feu dans la cheminée. Atrophiés, ses poumons sont incapables de se gonfler dans sa poitrine. Il monte les marches vers l’étage, une à une, comme redoutant le moment où il atteindra la dernière. Il prend le temps d’admirer les flocons qui se déposent sur le toit. Un léger sourire se dessine sur ses lèvres, triste et mélancolique. La télévision est allumée dans une des chambres. Il entend les bouteilles de bières s’entrechoquer alors qu’il s’avance prudemment. Il passe devant la pièce, ne porte aucune attention aux deux hommes qui commentent le match de rugby américain. Il s’arrête plutôt devant la porte de la salle de bain, la main sur la poignée, il attend. Il la sent, cette eau qui humidifie ses chaussures, il refuse d’y penser. La porte n’est pas fermée, il a juste à la pousser. Son cœur s’emballe aussitôt que ses yeux se posent sur la ceinture qui entoure son cou. Visage blanc, regard dans le vide, pieds qui ne touchent plus le sol.

Il se retient d’hurler. Il cache ses pleurs dans son bras, va jusqu’à le mordre brutalement pour retenir ses cris. Son sang perle sur le sol trempé. Quelques gouttes qui se mêlent à la scène horrifique. La douleur ne passe pas, pourtant, malgré les tremblements de ses mains, il entoure ses jambes d’une étreinte. Comme elle l’avait fait des années auparavant sur le lit d’hôpital. Il la dépose doucement sur le sol, caresse son visage frigorifié, dépose ses lèvres gercées sur son front. Il reste là pendant des heures ou ce qui lui semble une éternité. Son corps est transporté par l’ambulance. Le bruit des sirènes s’étouffe alors qu’elle quitte son champ de vision.

« What a waste. »

La main se serre, les ongles percent sa peau, les phalanges rentrent en contact avec les pommettes de son père. Il frappe. Encore. Encore. Encore. Les os craquent. Le sang jaillit. Il se répand sur l’asphalte, se fraye un passage à travers les fissures et commissures du terrain inégal. Éventuellement, le poing reste en l’air. À bout de souffle. Les doigts brisés. La chair ouverte. Il sent le regard de son grand-père se poser sur lui. Il est là. Assis sur sa chaise, sur le porche, à tapoter sur le bois craquelé. C’est à ce moment qu’il comprend qu’il n’y a qu’une voie possible.

La fuite.

Hiver 2024

« Dad called. Again. »

6h23. Les clés sont jetées sur la table, il se frotte les yeux machinalement. Ses frères s’affairent autour de la table, mangent leurs céréales, prêt à partir à l’école, alors que lui rentre du port. Il traîne sa carcasse jusqu’au canapé, appuie ses mains sur ses genoux et prend une grande respiration.

« What did he want ? »
« Something about the court hearing among other insults. Basically, he said he was going to appeal the adoption until he regained custody of Samuel. »
« Well, he can try. »
« You’re not clean Randy… It’s in 3 months. We cannot let him take Sam. »
« I know… I know… Let me worry about that. »

En réalité, il n'est pas sûr de lui, il n'est certain de rien. Il y a dix ans, c'était différent. Il avait passé les tests, avait arrêté la drogue, trouver un appartement décent avant que celui-ci ne dépérisse doucement et un travail avec un bon salaire avant que les choses ne changent considérablement. Il reprend des médicaments, fume comme un pompier et n'est pas certain de pouvoir modifier ses mauvaises habitudes qui le détruisent jour après jour. Si les agents de l'enfance décident de passer à l'opportuniste, il craint que son petit frère soit emporté et ramener dans cet enfer vil ou dans une famille d'acceuil. Il sait qu'il se battra pour que cela n'arrive jamais, mais il est fébrile et anxieux.

« Worry about your football game tonight, i'll be there remember ? »

Il lui sourit, sourire forcé. Comme pour montrer que tout irait bien. Il s'efface lorsque les silhouettes disparaissent de la cuisine.