Operation Self-Esteem - Day Fucking 758 · Jezabel Jenkins

Chère Mère,

Ceci est la seule et dernière lettre que je t'écrirais.

Toi qui m'a enfantée et offerte à ce monde, tu pries encore aujourd'hui Dieu chaque jour de t'expliquer pourquoi Il m'a faite telle que je suis. En espérant que tu lises un jour ces mots et qu'ils arrivent enfin à traverser ce voile obscur dont tu t'es entournée depuis des décennies, je reste persuadée que Dieu crée la vie mais que ce que nous devenons, psychologiquement comme biologiquement, n'a rien à voir avec Lui. S'Il avait tant de pouvoir, s'Il était capable de choses si formidables et s'Il pouvait nous entendre, Il t'aurait répondu depuis longtemps, lassé de tes suppliques à n'en plus finir, et nous n'aurions pas eu besoin de nous tourner vers la science pour avoir des réponses.

Ce n'est pas la faute de Dieu, si ce 24 décembre 1998, je suis née avec ce corps. Il est incapable d'enfanter, et aujourd'hui je ne l'en remercierai jamais assez. Bien sûr que j'ai toujours voulu avoir une famille, élever des enfants dans cet amour de Dieu que nous avons partagé avec félicité pendant des années. Contrairement à Père et toi, je suis tombée amoureuse d'Ethan dès que je l'ai vu. Et, ô Dieu me pardonnera de l'avoir pensé, je le désirais déjà à cette époque. Certains diront que nous nous sommes mariés trop tôt (le savais-tu ? lorsque je raconte que je me suis mariée à 16 ans à peine, on me regarde souvent étrangement ici), mais en réalité, j'étais et j'en suis toujours heureuse. Cela m'a non seulement permis de découvrir les plaisirs charnels (oh, cesse donc tes grands airs, maman, tu ne m'as pas créée par la Grâce Divine), mais aussi de nous rendre compte plus tôt que notre vie ne pouvait pas être telle que nous l'espérions.

Je pensais vraiment qu'il m'aimait, tu sais ? Je pensais vraiment qu'il ferait abstraction de la famille pour sauver notre couple... Vous me traitez d'égoïste depuis tant d'années que j'ai fini par me croire égoïste moi-aussi. Mais qui l'est réellement ? N'est-ce pas Ethan qui ne souhaitait me garder près de lui que parce que sa nouvelle femme ne le satisfaisait pas pleinement ? Ou toi qui ne voulait pas simplement admettre que la seule fille que tu avais mise au monde n'était pas parfaite ? Ou encore Père qui y voyait encore un troisième échec après les départs de Joseph et d'Aaron ? Tous les trois, vous jouiez les victimes dont j'étais devenu le bourreau. Toi qui priait Dieu chaque soir jusque passé minuit de t'expliquer pourquoi j'étais comme j'étais, vous me reprochiez d'être coupable de mon propre sort.

Sais-tu ce qu'est un paradoxe, Mère ? C'est ce qui me permet de t'écrire cette lettre, avec cette prose. C'est ce qui m'a libérée et qui va me permettre aujourd'hui de me sauver moi-même. L'éducation que vous m'avez offerte, ce diplôme en littérature, m'a apporté la possibilité de braver ces interdits que vous vous imposez, et que vous imposerez à vos nouveaux petits enfants.

Félicite encore une fois Ethan pour moi, s'il te plaît. Il est enfin père. Et c'est vraiment merveilleux pour lui. Dis-lui également que je n'ai jamais écouté ce qu'il me disait, et que sa tentative de détruire tout mon travail n'a fait que retarder l'écriture de ce livre que je vous cache depuis tant d'années. Cela dit, le jour où il a brûlé une partie de mon manuscrit, j'ai vraiment cru qu'il m'arrachait le coeur. C'était comme assassiner cet enfant que j'avais désespérément et enfin réussi à mettre au monde.

Mais ne vous en faites pas, je l'ai sauvé. Si un beau jour, il est enfin publié, je vous ferai parvenir une copie, bien sûr. Vous croyiez quoi ? Que j'allais me contenter d'une vie à vous servir à la cuisine et au ménage ? Tu n'as donc pas lu le conte de Cendrillon ? Bien sûr que non. Je ne suis même pas certaine que tu réussisses à lire la fin de cette lettre, mais étrangement, l'écrire est extrêmement libérateur, alors je vais continuer même si nous en arrivons bien trop vite à la fin de l'histoire. Même Cendrillon avait une vie plus palpitante que la mienne finalement.

Alors... Alors voilà. J'ai envie de vivre, maman. Et sache que si je finis aux Enfers, comme tu m'y vois déjà depuis trois ans, je n'y serai sans doute pas seule, et je l'y attendrai avec un grand sourire. Mais je me confesse. A toi, puisque Dieu ne m'écoute pas. Je vous ai caché beaucoup de choses, dont cet argent qui va m'aider à vivre quelques mois, le temps que je trouve où m'installer, et qui m'a permis également de changer de nom. Abelene n'est plus. Est-ce qu'Abelene a jamais été ? Je n'étais qu'une ombre. Je compte devenir quelque chose de plus que ça. Je veux manger des cheeseburgers à n'en plus finir et sentir ma tête tourner à cause de l'alcool. Je veux ressentir ce plaisir des premières fois avec Ethan sans la douleur lancinante de ces dernières. Je ne veux plus me sentir coupable de choses sur lesquelles je n'ai aucun contrôle, ni triste de ne pas avoir d'enfants à moi qui ne verront jamais le jour. J'ai assez donné.

Sois toutefois un minimum apaisée. Je n'ai pas choisi l'enfer des suicidés. J'ai choisi de me battre, de profiter de mon âme et, j'espère, de pouvoir en aider d'autres sur mon chemin. Dieu y trouvera peut-être mon salut ? Quand j'aurais trouvé où m'installer, j'aiderai les femmes comme toi et moi, qui sont perdues dans des illusions d'une vie qu'elles n'ont pas méritée.

Mais toi, tu es perdue, Mère. Et j'en suis désolée. Je t'aime, malgré tout, et j'espère que tu pourras trouver un tout petit peu de bonheur quelque part dans cette vie que d'autres t'ont imposée à toi aussi.

Prends soin de toi.

Cher Aaron,

Cette lettre ne te sera pas envoyée. Je n'ai jamais eu de nouvelles de toi, et je ne sais pas où tu vis à présent, je n'ai aucune adresse à écrire sur cette enveloppe.

Je me demande si tu penses un peu à moi parfois. J'avais quoi ? 14 ou 15 ans la dernière fois qu'on s'est vus et parlé, avant que tu ne fuies dans le soleil levant, avec ta guitare et ce sourire que tu as décidé de garder pour toi. Parti pour cette mission que nous devions tous accomplir, et jamais revenu. Comme Joseph avant toi. Peut-être comme j'aurai dû le faire moi aussi.

Ca semble être l'histoire de notre famille, n'est-ce pas ? Et pourtant, je t'en ai voulu à l'époque. Abandonnée par mon grand frère, j'ai fini par trouver l'espoir dans un époux qui s'est retrouvé être mon propre enfer. Je pense que je t'en veux encore aujourd'hui. Au moins de n'avoir jamais cherché à me contacter. A vrai dire, j'ignore même si tu es en vie quelque part. Je t'imagine avoir voyagé. Etre parti loin pour découvrir ce monde qui te fascinait. J'espère vraiment que tu es dans un de ces pays exotiques à distribuer ton sourire et ta bonne humeur à d'autres que moi. Que quelqu'un en profite au moins.

Pourquoi j'écris tout ça ? Pourquoi je t'écris à toi ce soir ? Peut-être parce que je viens d'avoir 25 ans, et que voilà plus de trois ans que j'ère, comme toi tu as dû le faire. Je me suis sentie perdue, souvent. J'ai hésité à faire demi-tour. Toi aussi ? J'ai décidé de m'installer ici. Enfin. Parce que sinon, j'ai peur d'y retourner. Il me faut un point d'attache, un endroit que je peux considérer comme chez moi et où je peux me réfugier. Le monde me fascine et me terrifie en même temps, et l'adrénaline de l'expérience commence un peu à s'estomper. J'ai enfin cherché, et trouvé, un travail qui va me permettre de m'épanouir. J'ai enfin repris mon livre et j'ai commencé à le corriger, j'espère bientôt le trouver assez bon pour l'envoyer à des maisons d'édition. J'avais envie de te dire tout ça, comme une petite soeur un peu fière de ce qu'elle a accompli, mais qui cherche quand même l'approbation d'un grand frère. Vous me manquez depuis tant d'années que j'ai un peu oublié ce que ça faisait de vous avoir à mes côtés.

Comme cette lettre que j'ai écrite à maman, elle commence à me libérer d'un poids qui me pèse sur le coeur. Je ne sais pas où tu te trouves, Aaron, si tu as retrouvé Joseph ou non, si vous allez bien tout les deux, mais je l'espère de tout mon coeur.

Joyeux Noël.