J'te déteste pas mais s'tu brûles j't'éteindrais avec de l'essence - Livio

Le parquet était usé, mais les bruits de la ville, dans ce lieu, parvenaient à peine, étouffés par les doubles-vitrages de la boutique. Un petit kiosque, aux arbres malingres, tentant de susciter, au printemps, une illusion de campagne. Même si, tout compte fait, l’attirance du jeune homme pour la chlorophylle restait superficiel.

Les chuintements des pneus ou les hululements de certains clients le tiraient sporadiquement de sa torpeur. Parfois il contemplait les pulsations bleues des gyrophares qui allumaient des étincelles sur l'asphalte. Il aimait ces ambiances  ça rythmait ses insomnies. Mais la vie, lui apparaissait depuis toujours comme une plaisanterie.

C’est comme ça qu’il s’était élevé quand sa mère avait cessé de respirer. Son père absent et un petit frère dans les pattes, Livio avait pensé à sa gueule, à sa vie plutôt qu’à la leur. 2016 l'année qui avait tout bouleversé. Lui il n'avait que 18 ans et il eut l'impression de perdre tout son monde.
D’habitude, Livio n’aimait pas être dérangé. On aurait pu lui objecter que mettre de l’inattendu dans sa vie, en cette période, pouvait s’avérer intéressant, mais paradoxalement, il ne détestait pas s’ennuyer. L’ennui procurait un certain confort.

Or cette paix risquait d’être menacée par un parent importun. L’aîné Falconi n’éprouvait nulle envie de se confier. Ni à un voisin, ni à un psy, encore moins à son père ou à son petit frère, qui conservait sans vergogne son boulot à la boutique.

Debout, accoudé au comptoir, il bâilla, et se pencha finalement sur son portable dont l’écran d’accueil affichait toujours le sourire à fossettes et les boucles d’une blonde à forte poitrine. Il devait être nostalgique tout au plus, même si cette nana, à pratiquer au quotidien, ce n’était pas une sinécure. C’était une fille qu’il avait rencontré en vacances et avec qui il avait joué. Pourquoi l’avoir gardé en fond d’écran ? Parce que c’était une bombasse et elle sa dernière au tableau de chasse. Toujours montrer aux autres femmes qu’il savait chasser le cerf d’or et d’argent, hein ? Peut-être aussi pour rivaliser avec papa, n’est ce pas ?

Et il entra, son grand père, et sans façon s’installa sur le divan. Il éprouva, à cet instant précis, une espèce de crispation intérieure, comme un petit souffle glacé venu du plus profond de son inconscient. Et puis la sensation disparut comme elle était venue. Il aimait bien son grand père, celui qui avait fondé tout un empire de tailleur à Détroit. Mais merde ! Il avait pas une seule seconde à lui dans ce monde ?

Après s’être levé, le vieux fouilla la pièce du regard comme s’il cherchait quelque chose. Livio ne se redressa pas, le regarda faire. Son interlocuteur se tourna vers lui, comme satisfait de son inspection visuel, il émit un petit rire, curieusement ironique, et puis ses yeux se levèrent vers son petit fils.

—C’est ça que tu appelles faire du bon travail ? Le mépris dans sa voix.

Son sang ne fit qu’un tour face à cet homme qui le dévisageait avec condescendance. S’il y avait bien un truc qu’il avait hérité de son grand-père, c’était bien ce même regard hautain. Malgré la colère qui grandissait en son ventre, Livio ne bougea pas. Le vieux n’attendit pas et ouvrit la fenêtre pour aérer et ne pas laisser l’odeur du tabac s’attarder. Une brise légère avait alors charrié avec elle l’odeur du béton humide, de pots d’échappements et de la pollution.

Le bouclé écrasa sa cigarette sans la moindre grimace. Lorsque leurs regards s’ancrèrent, le visage grave du petit fils laissa tout de même apparaître l’ombre d’un sourire… Alfonso avait sans doute l’impression de se retrouver devant le miroir de celui qu’il avait été autrefois ? Qu’il était toujours malgré lui ?

Le patriarche ne le quittait pas des yeux. Ceux du plus jeune l’examinaient avec attention, cherchant des signes qui pourraient l’alerter sur un retournement de situation possible. Il dégageait un charisme imposant ainsi qu’une aura inquiétante qui évoquaient à tous deux leurs propre comportement en présence de personnes peu appréciés. Le silence devenaint pesant. Mais il en fallait plus pour impressionner Livio. Cela faisait bien longtemps qu’il n’était plus effrayé par son grand-père, celui à qui avait fondé “sa si grande boutique”. Tentant de garder un masque impassible, un sentiment étrange s’intensifiiait au fur et à mesure des secondes qui s’écoulaient.

— T’as pas autre chose à foutre ? demanda Livio. Son arrogance ressemblant tant à celle de son aîné que c’en était presque inquiétant. Les chiens ne font pas des chats et des individus semblables se reconnaîtraient au milieu d’une foule sans aucune difficulté.

— Allez, rentre chez toi. Je fais la fermeture.

La froideur dans sa voix dévoilait parfaitement son état d’esprit : “quel sale petit con arrogant, qui n’avait même pas connaissance de la cuillère en argent qu’il avait dans la bouche”. Le regard noir qu’Alfonso Falconi lui lança le fit sourire et sans attendre, il fit ses affaires.