jakob hanson & erin ward

Elle est un peu trop matinale celle qui préfère rester au lit plutôt que d’emmener sa fille à l’école. Erin n’a jamais été une femme très ponctuelle, laisser Kad se rendre à l’école le matin était la meilleure option pour éviter les retards qui se multipliaient bien trop sur le bulletin de leur progéniture. Mais ce matin, elle était réveillée elle aussi, elle les avait presque mis à la porte, les avait salué avec un empressement peu commun avant de s’emparer de sa tasse de café encore fumante. Devant elle, un bout de papier froissé sur lequel elle avait noté le numéro de Hanson récupéré avec discrétion dans le téléphone de son compagnon (elle avait toujours cette fâcheuse habitude de ne pas enregistrer ses contacts). Assise au bout de la table, Erin compose le numéro avant de le mettre sur haut parleur pour allumer la première cigarette de la journée. Il ne met pas longtemps à décrocher alors qu’elle manque de s’étouffer sous une bouffée. “Heeeeey !” Les sourcils se froncent sous le salut trop enjoué (surjoué) qu’elle vient de faire. Elle tente alors une approche plus nonchalante pour la suite de sa phrase. “How are you ? Not wakin’ you up ?”

Routine salvatrice, l'impression d'encore exister. Il y a ces quelques rires qui résonnent dans la baraque avant que le calme ne soit appelé. Une prière pour le silence qu'il n'a même pas récité, ce rien effraye encore l'âme qui peine à se remettre des maux du passé. Routine, l'école et les devoirs professionnels qui appellent - mais lui, lui qui flâne enfin dans le sofa, qui laisse ses prunelles se perdre sur ces nourrissons endormis. Une pause dans la cacophonie adorée. Une pause pour contempler cette chance qu'il n'a jamais réellement mérité. Une pause, à peine.
Sur l'écran qui s'illumine, un nom devenu commun. Erin. Une âme si proche, un être de plus sur la longue liste de ceux qu'il tient à préserver des affres de ce pays. Intrigué, pourtant. Parce que l'habitude ne s'est pas installée des prises de nouvelles et des appels improvisés. Instinctif alors, cette réponse immédiatement donnée. Il craint les maux qu'il n'aurait pas anticipé, l'erreur de trop pour ce vieux frère que la vie persiste à maltraiter. Il craint sa témérité, cette inconscience à s'enfoncer toujours plus loin dans des ténèbres bien plus puissantes que sa détermination. Mais le timbre ne suppose aucun sanglot, aucune inquiétude ; rien qu'une bonne humeur qui surprend autant qu'elle lève ces questions dans l'encéphale. « Ya won't wake me up ever, girl. Remember ? I've six kids here. » La routine, un quotidien adoré. La routine, en effet, parce qu'il a fait le deuil des nuits de huit heures d'affilées. « I'm fine, what about ya ? » Il s'est redressé, Jake, par instinct. Courbure pourtant droite sur l'assise qu'il s'était approprié, une main qui flirte avec les pieds des gosses qui dépassent des sièges où ils sont installés.

“Oh, yes, that’s right.” Un rire est soufflé avant qu’elle ne tire à nouveau sur sa cigarette.“The tribe.” Le nombre affolant de rejetons Hanson l’a angoissé au moment même où elle a rencontré la famille. Tout semblait démesuré et prompt au chaos. Et pourtant, tout était ordonné, organisé, de quoi donner des sueurs froides à celle qui a bien du mal à gérer un seul de ces petits êtres. Et maintenant que Kadeuce lui avait fait part de son envie d’avoir un deuxième enfant, Erin vivait dans la peur que le modèle familial des Hanson lui donne des idées qu’elle ne pourrait pas suivre. Ou pire, d’avoir des jumeaux. “Well I’m fine too !” Tasse de café en main, elle étend ses jambes sur une chaise qu’elle ramène à elle à l’aide de son pied. “Y’know, I had an idea last week, I wanna do something for Kad’s birthday.” A l’instant où sa phrase est prononcée, Erin se rend compte de l’absurdité de sa phrase. Elle se penche donc vers le micro de son téléphone pour se rattraper aussitôt. “I mean, next birthday !” Le menton appuyé contre la paume de sa main, elle laisse de lentes volutes de fumée s’élever jusqu’à s’étouffer dans la masse de ses cheveux. “ And I’m sure you can help me.” Elle sourit et s’enfonçant contre le dossier de sa chaise pour tremper ses lèvres dans le café, satisfaite du piège imparable qu’elle est persuadée de lui tendre.

Les questions résonnent encore, surprise se mêle à une appréhension qu'il ne parvient pas à réfuter. Et il guette les alentours, par instinct. Il s'attarde sur la vie qui continue de battre autour de lui, analysant chaque mot, chaque ton, chaque syllabe qui résonne depuis le téléphone qu'il n'a pas lâché. Banalités. Normalité. Les sourcils restent froncés, plus encore quand l'anniversaire de cet ami est supposé... en retard, ou en avance, dépend des songes qui peuvent s'y poser. « Yeah ? » C'est un rire qui s'imprime enfin dans l'instant. Une note brève, mais sincère comme il croit lentement pouvoir se persuader qu'il n'a rien à craindre de cet appel improbable. « I don't think I can but, hey, I'm gonna try. Must be big if ya think 'bout it already. What do ya suggest exactly ? Question qu'il ose, lui qui ignore encore bien tout ce que cet esprit là pourrait avoir à imaginer. S'il savait, l'idiot. S'il savait. Don't try to drag me in some funny businesses against him by the way. We're talking 'bout ma brother here. » Sans méchanceté, rien que cette légèreté qu'il essaie de faire valoir - même malgré ce timbre parfois trop brute.   

La gorgée de café est avalée, fort heureusement avant la dernière suggestion de Jakob, évitant ainsi à Erin de mourir étouffée. “ What ?” Elle se redresse, décroise ses jambes étendues pour se tenir face au téléphone. Les sourcils froncés d’une vexation qu’il ne peut voir, elle reprend : “ Of course no ! I would never make fun of him ! ” Erin est déraisonnable sur bien des aspects et malgré tous les mauvais travers qu’elle peut avoir, les bassesses n’en font pas partie. L’abnégation avec laquelle elle s'investit auprès de celui qu’elle aime est pourtant réellement sincère. Elle ferait tout pour lui, incapable de voir le mal que cela pourrait apporter autour. Elle oublie cependant rapidement, peu rancunière et l’esprit occupé par un objectif à atteindre. “ I can’t tell you exactly what it is, but I’m lookin’ for photos and stories from when you were younger.” Erin reprend cette innocence feinte, cette voix avec laquelle l’on se doute pourtant qu’elle a quelque chose en tête : elle ne sait pas mentir. “ A passion, like, I don’t know sport or music for example ? Something you did together. ”

L'avertissement inutile, les songes qu'il n'envisage pas viles au point de nuire à celui qu'ils ont en commun. Il ne fait que taquiner, Jake, jusqu'à la réaction attendue, jusqu'à ce rire qu'il laisse flirter entre les lippes en continuant sa routine, en essayant de ne pas se laisser distraire. Les sourcils froncés, cependant, sous ce qu'elle ose supposer. Diaporama qu'il croit d'ores et déjà voir d'ici et qui ne ferait qu'enfoncer le frère d'un autre sang dans une gêne instantanée. Là, il ne peut s'empêcher d'y penser, songeant même à ce qui pourrait lui rester qu'il aurait à confier à la dulcinée. Avant même qu'elle n'ose quémander, avant même qu'elle ne suppose l'idée. Des restes d'un temps passé, des restes des jeunes années rapidement ternies et brisées. « I don't know, I'll see if I've some photos. » Le garage à fouiller, quelques souvenirs à déterrer. « The one in jail with his birthday hat, ya want it ? » Pas sûr que le souvenir soit bon, mais lui en garde quelques précieuses bribes de ce qu'on lui avait conté. Ne serait-ce que ce soupçon de vie que ces amis communs étaient parvenus à lui insuffler. Il l'a vécu de loin, mais tout de même. « I've an old photos where he cut himself from a photo of us and add it next to Nina Simone like if he could have met her. » Un souffle moqueur, cette fois. Il s'y enfonce, l'idiot, dans ce qu'il désirait ne pas trop accentuer - la honte à amplifier par ce qu'il n'a pas jeté.   

Les cendres de sa cigarette terminent leur course contre la table, jusqu’à côté de la tasse. Distraite, Erin les balaie d’un revers de main, mégot coincé entre les lèvres, l’air sérieux qu’elle reprend. “He’s always dwelling on the past, no need to bring those kinds of memories.” Elle inspire, reprend le poison du bout des doigts en soufflant le tout. Elle n’était pas là, n’a pas connu cette période de sa vie dont il parle peu, comme tous les souvenirs douloureux qu’il garde en tête. Mais elle sait qu’il est inutile de rajouter cela aux nombreux fardeaux qu’il s’est imposé de porter. Erin veut chasser les mauvais moments, les effacer de la mémoire collective pour ne plus avoir à en entendre parler. Elle ne supporte pas cette vieille rengaine du passé qui tend parfois à s’immiscer dans leur vie.
Mais la suite est bien plus prometteuse que les vieilles photos évoquées. Elle se met à rire, la tête renversée en arrière. “Wait, he really did this ?” Bien qu’il ne s’agissait absolument pas de ce qu’elle recherchait, l’idée même d’avoir la relique sous les yeux l’animait particulièrement. “Oh my God, that’s awesome, I want this one, you’ve gotta find it please !” Elle ne passe cependant pas autre chose, ayant bien en tête les vraies raisons de son appel soudain. “Anything else ? Parties on the block or things like that ?”