Keira Thompson & Raven Kang

Ongle sous la dent. Ployé. Écrasé. Ongle sous l'énervement mutilé. Torturé. Depuis une bonne quinzaine de minutes martyrisé. Un tic vite retrouvé depuis que la corneille te vole de nouveau autour à grandes ailes déployées, jette sur toi l'ombre menaçante d'un jour se venger. Sans tu que tu ne puisses y échapper. Ou que tu ailles. Quoi que tu fasses. Un jour - plutôt une nuit - qui n'aurait su tarder, finalement arrivé. Assise sur le cadre de ta fenêtre mal isolée, le regard dans le vide, tu le mordilles sans ménagement, cet ongle. Exécutoire de ton agitation lorsque vient de le temps de réfléchir. Réfléchir à comment t'en sortir.

Il a frappé fort, le connard. C'était bien joué. Trop bien joué. Toi qui pouvais te venter d'avoir l'avantage, la belle main, te voilà maintenant à bouffer misérablement dans la sienne. Et bordel que ça t'enrage. Savoir qu'il a quelque chose sur toi, en plus de ce qu'il a déjà obtenu, de ces souvenirs avec lesquels il est reparti, avec lesquels il t'a corrompue. Ça te rend dingue. Tu peux clairement pas rester là les bras croisés à attendre de voir ce qu'il compte en faire. Et ça tombe bien, parce que t'as justement pas l'intention de le laisser s'en tirer. Papier froissé entre les doigts, t'écoutes le portable murmurer à ton oreille les échos d'une sonnerie. Tonalité répétitive qui finit par se lasser.

« Allo? »  Un peu surprise qu'on t'ait répondu du premier coup. Tu t'attendais plutôt à devoir lui courir après. « J'parle bien avec Raven? »

Le flash de l'écran devant les yeux sombres, quelques tapotements sur le clavier, le glissement des ongles qui heurtent le pavé tactile, tandis que les pages défilent, s'accumulent dans la barre de recherche. Un masque noir en tissu, quelques tiges en métal de plus à ajouter à son kit de crochetage, un boitier électronique potentiellement capable de couper l'électronique d'une voiture centralisée pour ne plus avoir à crocheter la portière -mais pour ça elle n'y croyait pas vraiment-, et elle fit mentalement le calcul de toutes les dépenses cumulées. Elle soupira et ferma la page du boitier, prenant commande seulement des deux autres. Au moment où elle terminait de valider le code de sa banque sur son téléphone, un numéro s'afficha, lui faisant froncer les sourcils. Elle décrocha aussitôt mais ne dit pas un mot. Elle attendit plutôt d'entendre la voix au bout du fil, qui se dévoila aussitôt avec une question ouverte qui laissait supposer qu'elle n'avait pas trouvé son numéro par hasard. Quelqu'un le lui avait donné. « Pourquoi ? » Les flics se seraient déplacés, les italiens l'auraient chopé au casino, Frankie se contentait de lui envoyer des messages.

« Parce qu'autrement, ça voudrait dire que mon contact m'a refilé un faux numéro... Et alors j'donnerais vraiment pas cher de sa peau. »  Putain, non. Essayer de te couillonner, surtout lorsque t'as la patience à vif et la gâchette aussi facile, c'est simplement demander à crever. C'est se tracer à l'aérosol une belle cible bien visible entre les deux et ne plus avoir qu'à attendre la détonation fatidique, celle qui retentira plus vite qu'on ne le croit, mais décidément pas avant que tu ne te sois assurée de rater deux ou trois fois. Un genou. Une épaule. Direct dans le tuyau. Pour la peine. Pour la forme. Faut dire, y'a pas meilleure façon de mourir, sauf qu'il y a très certainement plus paisible.

« À c'qui parait, t'es du genre calée en informatique. » En mécanique, plutôt. Mais quelle différence, pas vrai? C'est sûrement ce qu'il s'est dit, l'imbécile mal avisé. Suicidaire. « Ça s'trouve que j'ai un problème qui pourrait t'être lucratif, si t'acceptes de m'aider. » T'aider. Ça te fait drôle à dire, ça te fait chier à assumer, toi qui préfères encore tout faire par soi-même sans dépendre de rien ni personne. La main renvoie vers l'arrière tes cheveux encore humides de cette douche de laquelle t'aurais pu - voulu - ne jamais sortir. Tu renchéris sans même attendre qu'elle n'acquiesce, pressée de déballer ton offre d'une durée limitée. « Tu vois, y'a une sous-merde qui m'a baisée... fait un sale coup. Et avant d'le défoncer, j'aurais besoin de m'débarrasser de ce qu'il a sur son cloud. Il est pas du genre à collaborer, évidemment, et cette dick molle pourrait foutre ma vie en l'air en deux-deux pour son simple plaisir. » Ou pire. « J'te paierais bien le double pour déterrer quelque chose d'incriminant, mais il a la morale si torchée que je doute qu'il en aurait non seulement quoique ce soit à branler. »

Qui donc avait bien pu balancer son numéro de téléphone ? En vendant ses services, en plus ? Alors qu'elle ne travaillait clairement que pour les italiens. Un politique avec qui elle "sortait" peut-être ? Quelqu'un qui savait qu'elle ne pouvait pas montrer patte blanche mais qui, vraisemblablement, n'était pas capable de donner de véritables informations. « Ton contact n'est pas très fiable. Je ne pirate pas les PC. Je les emprunte. Si j'ai de la chance ils n'ont pas de mot de passe, si je n'ai pas de chance je laisse un logiciel chercher parfois pendant trois jours. » Cependant l'appât du gain était intéressant. Depuis le retour de Maddox, elle devait multiplier les magouilles pour remplir un peu plus son compte en banque, juste assez pour fuir en cas d'urgence. « Mais je suis douée avec les serrures... Si tu n'as pas peur de pénétrer chez lui pour voler son ordinateur ou son téléphone... On peut s'arranger. »

« Trois jours?! » Le coeur trébuche, détale en catastrophe, enjambe quelques battements manqués avant de s'affoler dans sa cage comme un piaf face au chat dans la sienne. Trois. Jours. Arrêt cardiaque. Décharge. Palpitations. Tachycardie. Le ridicule de la chose est une onde de choc qui t'en fait oublier jusqu'à celui à qui t'ira certainement payer une visite dès lors que tout sera terminé. Bordel, t'hallucines. Elle t'a quand même pas vraiment proposé un truc pareil. « Y'a pas moyen. Ça va se cramer direct. » Les sourcils au plafond, les yeux arrondis, inutile de faire mine d'y réfléchir, parce que y'a tout simplement rien d'envisageable dans ce qui est proposé. « Te faire piquer ton laptop, ni plus ni moins... Pas besoin d'être le crayola le plus aiguisé de l'étui pour capter que c'est nécessairement la meuf sur laquelle tu tiens un truc qui se trouve derrière une magouille pareille. On aura pas le temps de trouver le mot de passe que ça circulera déjà d'un bout à l'autre de Détroit. » Chef doucement cogné contre le cadrage, agates levées sur le toit d'à côté, tu retiens l'insistant paquet de jurons dans la gorge accumulés tandis l'ongle retrouve naturellement la canine sous laquelle il vient s'écraser. « Pour ce qui est du portable, ça pourrait, je dis bien pourrait, se faire, mais il le traîne toujours sur lui. Alors faudrait quoi? Lui tomber dessus en pleine rue, simuler un hold-up pour que ça n'éveille aucun soupçon? Là encore, il me reconnaitrait. Et j'doute que tu sois du genre à pouvoir facilement intimider un Crow de six pieds un, right? À moins que t'aies des talents cachés de pickpocket? »

Comment pouvait-on proposer un plan si foireux à quelqu'un sans avoir déjà réfléchi aux différentes options en cas d'échec ? Raven ne comprenait pas ces gens qui agissaient sur des coups de tête. Elle ne comprenait pas non plus ceux qui, accompagnés de complices, leur dévoilait tout le fil de leur pensée sans se dire que ça pouvait être rédhibitoire. Le petit manège de la jeune femme au téléphone commençait à la fatiguer et elle finit par soupirer devant tant d'hésitation. « Et qu'est-ce que ça change qu'il sache que c'est toi ? Si finalement tu as assez d'informations dans le creux de ta main pour le tenir. Si effectivement il faut son téléphone, tu n'as qu'à lui tendre un piège quelque part. Une fois coincé tu te sers, et qu'il te reconnaisse ou non ne changera rien, vu que tu auras de quoi le faire chanter. » Si effectivement il y avait de quoi le faire chanter sur son téléphone, ce qui n'était pas une certitude. Mais ça, Raven se garda bien de le dire, parce qu'elle était curieuse et qu'une potentielle nouvelle victime à manipuler pouvait toujours être intéressante. « Et qui est donc cette personne si difficile à coincer ? Qu'a-t-elle fait pour que tu t'intéresses à ce point à elle ? Peut-être que si j'y trouve mon intérêt, je pourrai t'aider un peu plus. »

C'est un bruyant soupir qui souffle en grésillements, s'échappe des lèvres tordues d'agacement sitôt commence-t-on à t'enquiquiner avec ces milles et un questionnements. Interrogatoire forcé auquel tu n'as pas l'intention de te livrer, curiosité déplacée que tu n'estimes pas devoir satisfaire, à l'autre bout du combiné, le doigt fourmille, la patience s'effrite. L'envie insistante de couper court à cette conversation qui, décidément, ne semble prendre aucun des détours escomptés ni mener à l'un de ces aboutissements tant espérés te démange sérieusement. Titillement auquel tu envisages bien de céder l'espace d'un instant puisqu'en bout de ligne, à quoi bon s'obstiner? Tu t'es résolue à la contacter en la croyant capable de te débarrasser d'une épine enfoncée hors d'atteinte. Or, l'inconnue à la dénomination incongrue n'a finalement rien d'un remède au mal qui t'assiège, et votre discussion, d'autre part, a tout d'une perte de temps. Alors pourquoi ne pas raccrocher? De quoi faire chanter... Ça en serait risible si tu n'étais pas aussi agaçée. Qu'est-ce que vous trouveriez non seulement à exploiter sur son portable, de toute façon? On parle quand même de lui. « Lorcan Liam O'Connell.  » Le type dont les activités criminelles sont déjà bien connues. Et le genre qui ne s'offusquerait pas le moins du monde à l'idée de voir ses photos d'aubergine se répandre sur la toile web. « Ce qu'il a fait, ça me regarde. L'important, c'est seulement de savoir qu'il a sur moi quelque chose qu'il devrait pas. »

« Lorcan Liam O'Connell. » Si Keira avait pu voir Raven à ce moment, elle l'aurait probablement comparé à un poisson hors de l'eau tant sa mâchoire était tombée pour laisser sa bouche grande ouverte. Lorcan. La probabilité était tellement minuscule qu'elle en était ridicule. Et le temps que Raven réagisse, il se passa tout de même quelques longues secondes. Un sourire planait maintenant sur ses lèvres. « J'en suis. J'ai une petite leçon à lui donner. » annonça-t-elle simplement. « Ne pose pas de question, mais je peux le faire venir n'importe où très facilement et sans qu'il ne se doute de quoi que ce soit. Tu n'auras plus qu'à le cueillir et à lui prendre son téléphone pour faire ce que tu veux de ses données. Moi... J'ai juste envie de voir sa tête se décompenser quand il verra qu'il a été piégé. » Et qu'il réalise qu'elle pouvait être dangereuse s'il ne faisait pas attention. « Tu sais où tu veux le faire venir, où je te prépare un endroit que je connais ? »