Kadeuce Porter & Erin Ward

Tout le monde dort chez les Ward,à l’exception d’Erin qui ne cesse de tourner en rond dans sa chambre depuis des heures. La jeune femme n’est pas à l’aise depuis qu’elle est rentrée de l’école avec sa fille. Elle est pourtant arrivée à l’heure, la journée d’Eunice s’est bien passée (ces temps-ci, elle se met à griffer certains camarades de classes, Erin n’en fait pas de cas, elle doit simplement chercher à se défendre. L’école, c’est aussi l’école de la vie.), mais c’est sur le chemin du retour que son quotidien a été bouleversé. Elle a compté plusieurs fois pour être sûre. Onze fois même exactement. Vingt mille dollars. Elle avait trouvé par terre vingt mille dollars. Comme ça, simplement en baissant la tête. Sur le coup, elle avait été ravie, mais par la suite, son esprit s’était mis à divaguer à mesure même qu’elle imaginait aisément la provenance de cet argent. Vingt mille dollars à eight mile, ce n’est pas courant et l’idée même qu’on lui ai tendu un piège pour pouvoir la kidnapper et faire du chantage au père de sa fille par la suite lui traverse aisément la tête. Elle a déjà vu un scénario similaire dans un film. Et si c’était même la police qui se mettait à enquêter sur le gang et voulait envoyer un message à Erin ? Elle avait aussi vu cela dans une série. Plus les heures passent, plus les idées d’un film dignes d’un Tarantino fusent. Mais pourtant, c’est presque instinctivement que sa main cherche le nom de Kadeuce dans son maigre répertoire téléphonique (c’est en réalité le seul numéro qu’elle a enregistré.). “Yeah it’s me. Just for sure, are the police listening to this conversation ?” Son bout de cigarette allumée, elle se reprend avec plus ou moins (moins) d’assurance. “I mean, no one can listen to what we say right ?”

Ailleurs, enfoncé dans une espèce de léthargie habituelle. Ailleurs, Kadeuce, égaré en quelques songes inespérés d'un avenir qu'il ne sait plus comment appréhender. Parce qu'elles sont revenues, parce qu'elles se sont imposées dans sa vie sans qu'il ne souhaite les faire reculer. Non, il parviendrait presque à s'y habituer. Les choses semblent plus calmes, presque à même d'apaiser les tourments du cœur qui ressasse cette vieille rage à peine surplombée. À trop s'y enliser, à trop s'y engouffrer avant que le téléphone n'ait à sonner. Un sursaut, à peine. Le souffle qu'il retrouve plus vivace, moins ensuqué. Elle, la voix qui parvient à offrir un semblant de chaleur à la demeure pourtant prête à s'embraser. Elle ; et le rictus est instinctif que celui qui s'est dessiné. Plus encore quand la question est posée, cette panique qui l'amuse plus qu'elle ne parvient à l'inquiéter. « What the fuck ? Don't think someone would listen. What happened ? Ya're okay ? »

Entendre le son de sa voix suffit à apaiser son cœur qui ne cherche qu’à s’échapper de son corps pour s’écraser contre le bitume d’eight mile. Un rapide coup d'œil à son matelas et la voilà guetter derrière le rideau de sa chambre tout en continuant de fumer, la voix qu’elle se veut rassurante pour se rassurer en se raclant la gorge. Personne n’écoute. Il ne pense pas. Trois respirations irrégulières plus tard elle reprend. “ No, nothing. I’m ok.” Une silhouette se met à arpenter le trottoir d’en face et s’illumine en passant sous le lampadaire qui fait face à la maison des Ward. Rapidement, Erin referme le rideau et retourne s’asseoir sur son lit défait. “Did someone lose something recently ?” Là télé pour fond sonore, elle n’arrive déjà plus à réfléchir, embrumée par un épisode entier de The Wire, elle souffle sur sa cigarette afin de ne pas perdre la chaleur. “Something really, really important. Just need to be sure.”

Il s'est redressé, il s'est quelque peu relevé. Attentif qu'il en devient à tout ce qu'elle pourrait avoir à partager. Rien, tout va bien. Il s'offre le droit d'en douter désormais, curieux qu'il se fait en écoutant la demoiselle qui ose cette question, cette improbable et étrange interrogation. « What ? » Parce qu'il ne comprend rien, Kadeuce. Ailleurs, encore enfoncé dans une partie de monde qui n'appartient qu'à lui et qu'il peine à délaisser. Sa faute, en vérité. Sa faute puisqu'il a trop abusé de ce qu'il s'amuse à faire lever dans son séjour, sous des néons fatigués. « Ok, I'm the one who's lost here actually. What someone would have lost something important ? » La paume s'est levée, essayant de chasser les brumes qui encombrent encore ses traits. Par instinct, néanmoins, il essaie d'y réfléchir. Il essaie de se souvenir des conversations qu'il a pu entendre, celles auxquelles il a participé. Rien ne lui vient, rien ne parvient à faire frissonner la mémoire. Non, les temps étaient calmes avant cet appel qui remet désormais tout en doute.

Bien sûr qu’elle le perd avec des questions qui n’ont aucun sens. Bien sûr qu’il ne peut pas comprendre. Elle reste évasive dans sa panique, une nouvelle hypothèse tirée par les cheveux alimentant son esprit à chaque fois qu’elle veut se raisonner. Nerveuse, elle coince la fin de sa cigarette entre ses lèvres pour passer sa main dans ses cheveux, suspendant ainsi le temps un court instant. “I don't know, Kadeuce, if I ask you it's because I don't have the answer !” C’est à lui de savoir, pas à elle. “Sorry, never mind, it’s late, come tomorrow, I don't work.” Elle avait surtout prévu de dire à Abel qu’elle était malade pour ne pas aller travailler. “You’ll see. Ok ?”

Elle intrigue par cette pression qu'elle insuffle. Il croit pouvoir l'entendre, ce maigre souffle saccadé - à moins que l'imagination soit en train de lui jouer des tours. Il doute, Kadeuce, de ce qu'il est sûr de percevoir et de ce qu'il croit inventer. Prit entre deux feux, à écouter simplement jusqu'à cette invitation aussi aisément posée. « Yeah, ok. I'll send ya a text when I leave. And hey, I don't know what's going on but chill, girl. I'm here if ya need something. Try to a lil' sleep. » Rassurant qu'il essaie d'être. Réconfortant pour ce qu'il croit avoir aperçu - trop impliqué en vérité, Kadeuce, dans les potentiels tourments de celle qu'il croit pouvoir retrouver.

La fin de sa cigarette vient rejoindre les nombreuses autres qui s’entassent depuis plusieurs jours. Un dernier souffle vient encore un peu plus imprégner l’odeur du tabac froid contre le tissu des épais rideaux qui filtrent mal la lumière de la rue. Elle tente de ne rien imaginer de plus, et elle l’écoute en fermant un instant les yeux pour faire taire toutes ses inquiétudes déraisonnables. “Told you, nothing important.” Prise dans ses contradictions, elle ne veut pas l’inquiéter, mais c’est lui qu’elle a appelé quand elle aurait pu simplement ne rien dire. Et au fond, savoir qu'il répond présent la rassure. “ See you later. Good night.” Et elle raccroche en se laissant retomber sur son lit, les yeux rivés sur le plafond. Elle n’a jamais pu s’empêcher de compliquer les choses, quand elles étaient pourtant si simples.